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Sur les contradictions du mouvement ouvrier

Résolution du 2° Congrès de l’OCML-VP

Extraits de La Cause du Communisme n°7 - 1er trimestre 1984 - 2ème Congrès de l’OCML Voie Prolétarienne

L’objet de cette thèse n’est pas d’analyser les grandes lignes de partage de la classe ouvrière : entre hommes et femmes, entre nationalités, entre travailleurs fixes et précaires, OS et professionnels, etc... Le but est d’analyser les contra­dictions du mouvement ouvrier dans sa lutte contre la bourgeoisie à partir de sa place dans les rapports fondamentaux du mode de production capitaliste.

 

Cette analyse constitue le socle qui nous donnera les moyens d’une activité juste vis à vis des différentes catégories d’ouvriers : aussi bien vis à vis de celles où notre travail est déjà entrepris (immigration, femmes par exemple), que de celles qu’il s’agit d’aborder (travailleurs précarisés).

 

I. On entend par " mouvement ouvrier " l’ensemble des manifestations de la lutte prolétarienne contre la bourgeoisie, manifestations spontanées et conscien­tes, théoriques et pratiques, organisées et inorganisées, réformistes et révolu­tionnaires.

 

II. L’expérience contemporaine du mouvement communiste, particulièrement depuis sa renaissance en Europe autour de 1968, montre que deux tendances s’affrontent, se succèdent ou se combinent parmi les organisations révolution­naires à propos de l’analyse des contradictions du mouvement ouvrier :

 


- l’une déduit de l’aspect objectivement révolutionnaire du mouvement prolétarien une spontanéité révolutionnaire absolue et immédiate. Spontanéité qu’il suffirait dès lors de révéler, par le moyen exclusif soit de l’acte exemplaire (militarisme), soit de la diffusion de bonnes idées (idéologismes), soit de l’exaltation des luttes spontanées en elles-mêmes. La domination du réformisme est alors réduite à sa seule dimension organisationnelle ou idéologique.

 


- l’autre déduit de la spontanéité réformiste immédiate du mouvement ouvrier le caractère objectivement et exclusivement réformiste bourgeois de la classe ouvrière. La lutte des classes ne serait plus alors qu’un perpétuel mouvement de régénérescence du capitalisme. Le processus révolutionnaire devient ici un mouve­ment purement subjectif, volontariste, qui se concrétise aussi par des variantes militaristes et idéologistes, quand il n’est pas simplement renvoyé à plus tard pour céder la place aujourd’hui à un " réalisme " réformiste.

 

Ces deux déviations ont une vitalité et prennent des formes concrètes détermi­nées par la conjoncture. La première est le produit typique des périodes de flux relatif du mouvement ouvrier spontané et d’idéalisation de ce flux par les militants révolutionnaires (particulièrement les intellectuels) qu’il attire inévitablement vers la classe ouvrière. La seconde est le produit du reflux relatif du mouvement ouvrier et-constitue l’autojustification de la débâcle massive de ces mêmes militants. Elles sont également toutes deux en rapport avec une conception idéaliste du rapport avant-garde/masse.

 

III. Du point de vue du capitalisme en général, le mouvement ouvrier spontané est contradictoire : il tend à la réforme du capitalisme, à améliorer la situation de la classe ouvrière dans le cadre des rapports capitalistes dominants, c’est l’aspect principal. Mais en même temps, il manifeste les embryons de la conscience que l’amélioration de sa situation exige le renversement de ces rapports, et une tendance pratique à les renverser. Ces deux aspects contradictoires ne constituent pas une contradiction de type objectif-subjectif comme le croient les économistes et les subjectivistes. La contradiction dans la subjectivité du mouvement ouvrier est le reflet d’une contradiction objective.
Du point de vue économique, en tant que vendeur de sa force de travail, l’ouvrier tend à améliorer à son profit les conditions de cette vente, dans le cadre de la lutte des ouvriers contre les capitalistes et de la concurrence des ouvriers entre eux. C’est la base économique du réformisme dans le mouvement ouvrier.

 

La classe ouvrière est située dans un rapport social d’exploitation capitaliste (rapport entre les hommes) par l’intermédiaire exclusif du rapport privé d’échange marchand dans le procès productif (rapport entre choses). C’est le reflet de cette forme marchande dominante dans la situation objective de la classe ouvrière qui est à la base de la domination spontanée du réformisme dans sa conscience.

 

Mais l’ouvrier, en vendant sa force de travail soumet toute son existence à la domination et aux exigences du capital. Pas plus le produit de son travail que l’activité (manuelle ou intellectuelle) qu’il déploie ne lui appartiennent. Ils sont le bien et la force du capital. En produisant des marchandises, l’ouvrier se reproduit en tant que marchandise.

 

Mais la force de travail, comme toute marchandise, n’est pas seulement une valeur d’échange, c’est aussi une valeur d’usage : c’est-à-dire la force vitale, physique et intellectuelle du prolétaire. Contraint d’aliéner sa force de travail, l’ouvrier aliène ainsi toute maîtrise sur sa vie elle-même. Les impératifs de la concurrence et de l’accumulation capitaliste, en bouleversant sans cesse les modes de travail comme tous les aspects de la vie sociale de l’ouvrier, rendent plus évidente cette réalité (équipes, aménagement du temps de travail...).

 

L’appropriation de la plus-value par le capitaliste n’est pas seulement appropria­tion de valeur créée par la classe ouvrière, mais en même temps appropriation de sa force vitale, physique et intellectuelle, individuelle et collective. Force vitale qui, dans l’accumulation capitaliste, se concentre entre les mains de la classe capita­liste dans un processus renouvelé et ascendant d’exploitation, de despotisme d’usine, d’oppression sociale et politique. L’opposition de l’ouvrier à la classe capitaliste manifeste donc également la tendance à se réapproprier sa force vitale et à renverser le rapport capitaliste fondamental. Renversement que le caractère socialisé de la production capitaliste rend nécessairement collectif. Ainsi, cette opposition contient la nécessité de la conquête de la maîtrise collective d’un nouveau " mode de production de la vie sociale ".

 

C’est la base économique du caractère révolutionnaire du mouvement ouvrier.

 

Tendances réformistes et tendances révolutionnaires coexistent dans un même phénomène, la lutte ouvrière, indépendamment de la conscience qu’en ont les ouvriers et de l’intervention consciente des communistes. Elles surgissent simultanément du rapport capitaliste et ne sont séparées ni dans le temps, ni dans l’espace, indépen­damment de léurs combinaisons particulières dans chaque conjoncture. Mais les tendan­ces révolutionnaires, en tant que spontanées, restent indécises et fragiles. Malgré l’empreinte bourgeoise qu’elles portent inévitablement, les communistes doivent les distinguer nettement des tendances bourgeoises. C’est la tâche des communistes de consolider en conscience, organisation et activité communiste ces tendances sponta­nées pour empêcher qu’elles soient dévoyées au profit de revendications corporatistes .et sur le terrain de la collaboration de classes.

 

C’est parce qu’existent objectivement dans le mouvement ouvrier la tendance à l’assujettissement aux rapports capitalistes et la tendance au renversement de ces rapports que l’émergence en son sein de courants, partis, théories, réformistes et révolutionnaires est inéluctable. Et que l’existence des uns et des autres ne saurait s’expliquer par le seul mouvement des idées coupées de leurs bases matérielles. Le réformisme est " la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier " et s’il " représente " la classe ouvrière c’est seulement dans le sens où il s’appuie sur la tendance dominante de la lutte ouvrière à se situer dans le cadre du capitalisme pour détourner et étouffer la tendance de la lutte ouvrière à déborder sans cesse ce cadre.

 

Le réformisme n’est pas en unité absolue avec le mouvement spontané de la classe ouvrière. On ne peut même pas dire qu’il représente les intérêts immédiats du prolétariat alors que les révolutionnaires représenteraient ses intérêts historiques. Le réformisme organisé ne représente dans la lutte immédiate de la classe ouvrière que la tendance à soumettre cette lutte à l’intérêt du capital au nom du "réalisme", et donc en fin de compte tronque, édulcore ou trahit les revendications immédiates des prolétaires. Les révolutionnaires ne représentent pas seulement les intérêts histori­ques du prolétariat, mais aussi ses intérêts immédiats, parce que dans la lutte revendi­cative et les combats partiels, ils ne limitent pas le mouvement à ce que l’intérêt du capital permet de concéder et ne reconnaissent de limite que dans un rapport de forces temporairement défavorable ; ce rapport de forces déterminé par le niveau de mobilisation, d’organisation et de conscience des masses.

 

Les révolutionnaires s’appuient dans le mouvement ouvrier spontané non seule­ment sur des embryons de conscience révolutionnaire, mais aussi sur des embryons de pratiques révolutionnaires. Mais, dans leurs développements, pratiques et conscience ne suivent pas des processus graduels et linéaires, bien que le travail des communistes consiste toujours à réduire l’écart de leurs développements respectifs. Les progrès significatifs s’opèrent par bonds, par brusques accélérations à l’occasion des crises politiques et sociales qui secouent le capitalisme, et dans une moindre ampleur dans chaque lutte partielle de la classe ouvrière. C’est à ces moments-là que les commu­nistes récoltent les fruits de leur patient travail antérieur. C’est à ces occasions que se vérifie de façon significative la justesse de celui-ci ainsi que notre capacité d’initiative et de direction de la classe ouvrière.

 

De même la destruction des rapports de production capitalistes et l’émergence de rapports sociaux communistes sont des processus simultanés, par accumulation et par bonds, dont le plus immédiatement décisif sera la destruction du pouvoir bourgeois et la prise du pouvoir politique par le prolétariat.

 

IV. Les contradictions du mouvement ouvrier spontané doivent être vues dans leur mouvement historique et non seulement du point de vue du capitalisme en général ou abstrait. Le développement du capitalisme n’est pas un simple recommencement d’un processus identique. Il est élargissement et approfondissement de ce processus. De la domination formelle du capitaliste individuel sur l’ouvrier de métier, il passe à la domination réelle d’un capitalisme collectif sur une classe d’ouvriers parcellaires soumis à un procès social de production qui tend à leur échap­per totalement. De même ce procès de production toujours plus large et plus collectif conditionne et ne peut se réaliser qu’en transformant les rapports sociaux, en se soumettant et en socialisant la sphère de la reproduction de la force de travail. Socialisation qui doit être elle-même révolutionnée puisque son caractère capitaliste renforce la division sociale du travail et dépossède les ouvriers de toute maîtrise sur leurs conditions de vie... Ensuite le développement de l’accumulation capitaliste impose l’envahissement de nombreux domaines jadis délaissés ou occupés par l’artisa­nat, ou en dehors du circuit de la production marchande, ce qui correspond à un approfondissement de la domination réelle.

 

Enfin, une vue des contradictions du mouvement ouvrier dans leur mouvement ne saurait se limiter à la seule détermination économique. Non seulement il faut y introduire l’ensemble des déterminations sociales mais également prendre en compte le fait que, tendances réformistes et embryons de conscience révolutionnaire s’alimen­tent de la mémoire du combat ouvrier, des échecs et des succès, de la lutte idéologi­que qui se livre autour des interprétations des échecs et des succès. En conséquence, la connaissance des tendances contradictoires du mouvement ouvrier spontané n’est pas déterminée une fois pour toutes. Elle est en rapport avec un stade déterminé du développement de la société capitaliste et de la lutte des classes. Notre capacité à cerner ces tendances contradictoires dépend aussi des enseignements que nous dégageons de l’expérience accumulée dans cette lutte (expérience directe et indirecte du mouvement ouvrier).

 

V. Avec le passage, au début du XXème siècle, du capitalisme de libre concurrence à l’impérialisme, les bases objectives et les données subjectives du réformisme et du communisme dans le mouvement ouvrier se modifient substantiellement :

 


- premièrement, le développement de la division sociale du travail, c’est-à-dire la concentration du pouvoir, du savoir et des moyens financiers en face d’une classe plus concentrée de prolétaires plus dépouillés individuellement de leur force vitale, physique et intellectuelle ; la constitution de monopoles industriels et financiers, et leurs interpénétration progressive avec un appareil d’Etat’de plus en plus bureau­cratique ; tout cela détermine une évolution des contradictions du mouvement ouvrier. Les tendances spontanées à rester sur le terrain de la lutte ouvrier-patrons et des rapports de concurrence des ouvriers entre eux, dans la forme spécifique de la défense du métier, du syndicat de métier s’estompent. Le réformisme devient plus global, plus revendicatif d’une "gestion ouvrière" de l’Etat : dans sa forme organisée il prend, pour longtemps, l’orientation du "parti du gouvernement", de gestion rationnelle et bureaucratique du capitalisme. Les tendances révolution­naires du mouvement ouvrier évoluent dans les mêmes proportions. La base économi­que de la lutte révolutionnaire, des sectes ouvrières, du socialisme utopique petit- bourgeois, d’un mouvement de remise en cause des rapports d’exploitation capitalistes marqué par l’idéologie du petit producteur prolétarisé ou de l’ouvrier de métier, tend à disparaître. Le mouvement ouvrier comme mouvement de classe, la socialisa­tion poussée des forces productives, l’impossible recomposition de la force physique et intellectuelle du prolétaire individuel et donc sa nécessaire recomposition collec­tive, contiennent les fondements d’une poussée objective à l’émergence du Parti révolutionnaire, bases du travail des communistes.

 


- deuxièmement, l’impérialisme n’est pas seulement le monopole industriel et financier, il est dans le même temps monopole territorial, expansion géographique et partage du monde entre les grandes puissances. La généralisation de l’échange marchand et l’exportation de capitaux ont ruiné les économies traditionnelles des pays dominés. Elles ont accéléré la prolétarisation des peuples du monde entier. Cette caractéristi­que du stade impérialiste a pour conséquence sur le mouvement ouvrier, de donner au réformisme la dimension du chauvinisme impérialiste dans les métropoles et celle du nationalisme bourgeois dans les pays dominés. La base économique de ces phénomènes est : la concentration dans les métropoles des capitaux hautement productifs, l’élargissement au monde entier de la concurrence des ouvriers entre eux, le développement accéléré des moyens d’échange, de transport et de communica­tion.

 

Une des formes de cette concurrence est l’importation massive des paysans des pays dominés vers les villes et les pays dominants, et d’une manière générale les migrations des prolétaires de toutes nationalités en fonction des migrations de capitaux. Un tel phénomène ne crée pas seulement les bases d’un réformisme chau­vin et nationaliste, il réduit l’écart entre l’analyse théorique déjà ancienne de la nécessité de l’internationalisme prolétarien, et sa pratique sur une base matérielle élargie. C’est-à-dire que se matérialise de plus en plus la tendance fondamentale de la révolution prolétarienne à agir comme révolution internationale, à dépasser immédiatement le cadre national étroit. La lutte contre l’impérialisme qui a pris la forme quasi universelle d’une lutte contre l’oppression nationale tend à se trans­former en une lutte prolétarienne. L’impérialisme a développé, dans les pays domi­nés, le capitalisme à des degrés différents et accéléré la prolétarisation. Ceci est une base réelle qui clarifie les alliances de classes, qui permet d’entrevoir concrètement à travers l’organisation prolétarienne dans ces pays et les combats de classes quotidiens la lutte pour le communisme. Le cheminement des luttes de libération nationale comme le Vietnam, l’Algérie ou les conflits actuels sur la scène internationale rappellent qu’il n’y a pas d’issue nationale bourgeoise à l’oppression impérialiste. Que les prolétaires des pays dominés n’ont aucun avenir à ramasser le drapeau des bourgeoisies locales. La lutte contre le nationalisme dans les rangs de la classe ouvrière est une lutte internationaliste. La situation internationale nous y aide et l’exige.

 


- troisièmement, l’impérialisme a transformé la base sociale du réformisme dans le mouvement ouvrier. Le monopole impérialiste, l’appareil d’Etat bureaucratique, l’interpénétration des deux, sont à la base de l’existence d’une aristocratie ouvrière et d’une bureaucratie ouvrière, base sociale relativement stable du réformisme. Le surprofit de monopole (de branche et géographique) crée la possibilité pour le capital d’élever au-dessus de la masse ouvrière une couche privilégiée dans son salaire et ses conditions de travail. La complexité technique et bureaucratique du monopole crée la nécessité pour le capital d’entretenir cette couche dans les secteurs-clés ou les postes-clés de la machinerie monopoliste. En même temps l’appareil d’Etat bureaucratique et omnipotent institutionnalise les privilèges de la couche de " représentants ouvriers " réformistes, génère et entretient cette bureaucratie ouvrière comme partie constitutive de l’état impérialiste. Avec la tendance à l’interpénétration des monopoles et de l’Etat, l’aristocratie ouvrière constitue le vivier où croissent et se multiplient les bureaucrates. Les monopoles eux-mêmes, en tant qu’appareils bureaucratiques, sécrètent aussi leur propre bureau­cratie ouvrière d’encadrement social ( C.E. ) tandis que l’Etat entretient lui-même une aristocratie ouvrière dans les secteurs qu’il contrôle.

 

La principale conséquence sur le réformisme est que les partis réformistes ne constituent pas seulement des partis de réformes sociales utopiques tendant à répartir "les fruits du travail" ou à limiter la concurrence des ouvriers entre eux. Ils sont devenus depuis longtemps des partis impérialistes, défenseurs de l’ordre social, qui élève leur base sociale au-dessus de la masse ; de l’ordre mondial qui élève leur "patrie" au-dessus des pays dominés et concurrents impérialistes. La principale conséquence pour les révolutionnaires est que la lutte contre le réformisme organisé est immédiatement lutte contre la bourgeoisie - et réciproquement - car le réformisme n’a pas de politique indépendante de l’impérialisme. Ce constat n’exclut nullement les contradictions entre les partis réformistes et les partis bourgeois traditionnels, et ne doit pas conduire à une assimilation simpliste des deux. Mais il situe le terrain sur lequel ces contradictions se développent, celui d’un même camp ennemi qui se divise : pour investir et utiliser à son profit l’immense " fromage" que constitue l’appareil d’Etat, pour ménager ou non la base sociale des partis, pour ménager ou non la bureaucratie ouvrière dans son rôle d’intermédiaire et de "représentant" des masses, etc...etc... Ce sont ces conditions objectives, et encore plus la position subjective des masses à leur égard, qui fondent la tactique différenciée que les révolu­tionnaires adoptent à l’égard des partis bourgeois dans le mouvement ouvrier.

 

VI. La crise de 1973-74 a agi et continue d’agir comme un révélateur et un ferment dans le mouvement ouvrier. Une période s’est ouverte, dont il faut saisir les caractéristiques contradictoires : flux et reflux. Le reflux reste encore aujour­d’hui l’aspect dominant : reflux du mouvement spontané (mais aussi reflux de ses illusions) et reflux du mouvement ouvrier organisé (mais aussi reflux de ses tares).

 

Flux et reflux sont à comprendre comme concernant la lutte des classes à la fois dans son aspect spontané et son caractère conscient et organisé.

 

Reflux du mouvement spontané et reflux du mouvement ouvrier organisé doivent être distingués. Mais ils sont unis dialectiquement. Le reflux du mouvement spontané a accéléré le reflux du mouvement organisé et a provoqué la débâcle des " compa­gnons de route " intellectuels. En retour, le reflux du mouvement ouvrier organisé, notamment du mouvement révolutionnaire, a, à son tour, contribué à désorienter les luttes. Mais les ouvriers ayant le dos au mur, leur reflux reste toujours relatif et la lutte une nécessité objective.

 

Les flux et reflux actuels ont une détermination objective commune : la crise du capitalisme.

 

Le reflux, à partir de 1974, est dû aux causes objectives et subjectives suivantes :

 


- une période de crise faisant suite à une période de relative prospérité de l’impérialisme a pour première conséquence d’accroître la concurrence des prolétaires entre eux, actifs et chômeurs, français et immigrés, hommes et femmes, ouvriers des secteurs de pointe et ouvriers des secteurs en crise aiguë, etc... s’accroît simultanément la tendance au repli, à l’individualisme, et non la tendance à la lutte collective. Celle-ci ne revient en force, et à un stade supérieur d’affrontement, que lorsque s’épuisent les illusions individuelles.

 


- la perte de crédibilité des partis réformistes et des syndicats qui leur sont liés. Tant au niveau de leurs objectifs de juste répartition fondés sur une période du développement euphorique du capital, qu’au niveau de leurs méthodes de lutte ? bureaucratiques et parlementaires, rendues totalement inefficaces par la crise. Perte de crédibilité entamée au moins à partir de 1974 et que l’on ne doit pas confondre avec la fin des illusions réformistes en général, comme en témoigne le fait que cette évolution se soit opérée sur fond de reflux du mouvement ouvrier spontané.

 


- la faillite des oppositions révolutionnaires au courant réformiste, leur radicalité formelle se désagrégeant au contact de la crise pour révéler dans toute son ampleur l’insuffisance de rupture théorique et politique de ces oppositions avec les courants réformistes issus de la 3ème Internationale.

 


- la perception par les masses de l’absence d’alternative véritable des systèmes capitalistes d’Etat constitués autour de l’URSS. Et le rôle de repoussoir plutôt que d’aimant que ce "socialisme" joue à partir des années 60.

 


- enfin divers facteurs amplificateurs du reflux ont existé, tels : la composition largement petite-bourgeoise des organisations révolutionnaires, l’évolution des mouve­ments nationaux des pays opprimes vers des Etats bourgeois bureaucratiques (Viet­nam, Algérie), la défaite des maoïstes en Chine, etc...

 

Les conséquences de la crise et du reflux sur les composantes du mouvement ouvrier sont (entre autres) :

 


- crise du réformisme de la "juste répartition" et du "socialisme" bureaucratique. Déclin du PCF, de la CGT et en général désaffection des masses pour les organisa­tions. Les réformistes tirent de plus en plus leur légitimité de leur reconnaissance et intégration par l’appareil d’Etat, plutôt que de l’adhésion des masses. Diverses tentatives de constitution de courants néo-réformistes, soit à partir du "partiel" (écologie - pacifisme), soit à partir de l’opposition du "qualitatif" au "quantita­tif", c’est-à-dire d’une tentative de supplanter un réformisme d’avant-crise par un réformisme de crise ; utopie "réaliste" portée par la CFDT depuis des années.

 


- crise des organisations révolutionnaires, notamment "marxistes-léninistes", dans laquelle il faut distinguer deux éléments : d’une part un certain nombre de leurs références théoriques "économistes" et mécanistes révèlent leur faillite ; d’autre part ce qui reste juste dans leurs références théoriques et politiques ne peut être reconnu comme tel sans être à nouveau vérifié par l’analyse concrète des développements les plus récents de l’impérialisme et de sa crise, et sans prouver sa justesse dans la direction d’une pratique révolutionnaire renouvelée. La confusion entre ces deux éléments de crise produit un courant liquidateur de "repentis du gauchisme".

 


- les crises sont aussi des facteurs de renouveau. Pertes des illusions à une échelle de masse, rejet des tares les plus voyantes des organisations d’une époque révolue, des exigences nouvelles touchant à l’alternative révolutionnaire rendent impossible toute construction selon les modèles anciens. Exigences d’une liaison de la lutte politique et de son contenu social, refus de la délégation de pouvoir absolu, refus du rôle de supporters et exigence de celui d’acteurs, exigence de l’organisation qui ne reproduise pas purement et simplement en son sein les rapports dominants de la société bourgeoise, etc... Exigences et refus qui se concentrent le plus clai­rement dans les avant-gardes mais qui n’en ont pas moins aujourd’hui un écho à l’échelle de masse. C’est une des tâches de l’organisation de les synthétiser et de les faire vivre.

 

VII. Parce que l’impérialisme s’est développé, parce qu’il est en crise, parce que des événements politiques français et internationaux sont survenus, l’expression actuelle des tendances réformistes et des embryons de conscience et de pratiques révolutionnaires est différente de celle de l’époque de l’impérialisme naissant. On peut observer les phénomènes caractéristiques suivants :

 

La crise, comme toute crise du capitalisme, crée une concurrence accrue des prolétaires entre eux pour la vente de la force de travail. Et ceci au niveau international. Mais ce n’est là qu’un aspect des choses. Ce qui caractérise la crise actuelle, c’est que, outre les restructurations, la destruction de capital (capital fixe ou variable), se poursuit une course vertigineuse à la productivité. Celle-ci exclut du travail salarié une masse croissante de travailleurs et bouleverse les conditions d’exploitation.

 

Les secteurs les plus dynamiques de l’impérialisme sont ceux où cette tendance est la plus manifeste. Aussi le haut niveau de chômage et la précarisation étendue du travail apparaissent-ils comme des données durables de la condition ouvrière.

 

Cette tendance accentuera le phénomène de division de la société entre ceux "d’en haut", qui auront un travail responsable, actif, intéressant, bien payé, et ceux "d’en bas", voués à des tâches de simple surveillance ou d’exécution. Ainsi les bouleversements de la condition ouvrière sont nombreux et rapides. L’évolution de l’organisation du travail, l’automatisation entraînent une uniformisation croissante des conditions d’emploi de la force de travail ouvrière : moins de manœuvres, mais une masse d’OP vidés de toute qualification du travail réelle. Les exigences d’une utilisation "économique" du capital fixe ont été pendant ces 20 dernières années un facteur d’extension du travail posté. Elles sont maintenant la cause de l’aménagement du travail sur toute la semaine, de l’extension du travail à temps partiel et précaire. La menace du chômage devient générale.

 

Seule une minorité d’ouvriers professionnels verra son rôle technique et social se développer à l’occasion de l’apparition des nouvelles techniques et du redéploiement industriel. Par ailleurs ceux-ci pourront renforcer avec les bureaucrates ouvriers l’idéologie de collaboration de classe au sein des organismes de " participation " divers et autres cercles de qualité, mis en place par la bourgeoisie et son gouvernement de gauche (Lois Auroux).

 

Cette détérioration des conditions de travail touche non seulement les usines, mais aussi les secteurs du commerce, des services (banques...) et de l’administration des entreprises et de l’Etat.

 

Ainsi ce gigantesque remodelage de la classe ouvrière, et plus généralement des diverses couches de travailleurs exploités, fait apparaître des formes nouvelles de division dans le prolétariat comme traditionnellement en fait apparaître une période de crise et de concurrence accrue entre les prolétaires, fixes et précaires, français et immigrés, jeunes et vieux, hommes et femmes, etc... En même temps, l’approfondissement de la prolétarisation des couches intermédiaires fait naître des potentialités d’unité révolutionnaire à un degré jamais atteint par le mode de production capitaliste jusqu’à ce jour :

 


- unité dans la précarité générale du travail ouvrier et remodelage d’une lutte ouvrière nécessairement encore moins liée au corporatisme, à la défense d’une entreprise ou d’un pays pris à part. Une classe de prolétaires de plus en plus indifférenciés et dépouillés se constitue en face d’une classe capitaliste de plus en plus indifféren­ciée et fonctionnarisée.

 


- unité parce que nous vivons l’époque de la domination du capital sur tous les domaines de la vie sociale, de la socialisation de la production et de la reproduction.
Face au travail bien sûr, mais aussi face au logement, à l’école, à la santé, aux loisirs, la masse des exploités se retrouve dans la même situation, avec les mêmes problèmes. La tendance à la domination du capital sur tous les domaines de la vie sociale ouvre un processus de contrôle de la vie des prolétaires par l’Etat, la tendance au "totalitarisme" impérialiste. Mais c’est aussi l’époque d’une remise en cause totale de la domination bourgeoise par la diffusion de la crise du système dans une multitude de domaines. Que cette crise se manifeste initialement et provisoirement de façon éclatée, différenciée, et qu’objectivement les lieux de crise aient une importance hiérarchisée, ne peut faire oublier que chaque combat partiel se retrouve de façon de plus en plus rapide face à un enjeu politique global, et que les aspirations révolutionnaires embryonnaires qui se manifestent en un lieu sont riches de beaucoup d’autres. C’est sur cette base que naît un néo-réformisme "alternatif" ou "auto-gestionnaire", moins corporatiste que localiste, moins préoccupé de gestion bureaucratique globale que de prétendues réformes à la base. Il s’agit à la fois d’une réponse dévoyée aux réductions économistes de l’époque antérieure du mouvement ouvrier, et de la perte de vue de la totalité de la domination bourgeoise au nom de la dispersion des organes de pouvoir.

 


- unité révolutionnaire parce que cette situation rend possible que se développe un mouvement plus ample qu’il n’a jamais été, débarrassé des conceptions étriquées, étroites. Plus ample parce que la crise est mondiale et que le mode de production capitaliste a largement lui-même brisé les frontières. Parce que dans la masse immense des exploités, des sans-emploi, des désœuvrés, des laissés pour compte, se renforce petit à petit la conscience des immenses potentialités du système produc­tif moderne. Parce que la domination du capital a investi tous les aspects de la vie sociale, les aspirations et les révoltes embryonnaires et spontanées portent sur tous les aspects de la production et de la reproduction de la vie sociale. La révolte des masses exploitées se renforce ; elle est un facteur d’instabilité politique et sociale auquel sont confrontés tous les états bourgeois. Mais cette révolte ne peut s’émanciper par elle-même de la domination des illusions réformistes et bour­geoises (nationalisme et chauvinisme...), même si elle est une des causes de la désagrégation des organisations réformistes. La transformation de ces potentialités révolutionnaires accumulées par la crise en une véritable lutte révolutionnaire exige l’élévation en conscience et en organisation de cette révolte.

 

VIII. Le passage au pouvoir des partis réformistes PS et PCF ajoute à la maturation des conditions économiques et sociales, la maturation des conditions politiques d’une renaissance d’un mouvement prolétarien et d’un mouvement communiste. Le renversement de la gestion bourgeoise du capitalisme par la mise en place de la gestion du parti ouvrier bourgeois et de la bureaucratie ouvrière, pourtant longtemps revendiquée est en train de faire la preuve de son impuissance à modifier un tant soit peu favorablement la condition des prolétaires. Si l’on ajoute à cette expérience celle de l’évolution de l’URSS, on peut comprendre l’importante mutation qui s’opère lentement parmi les prolétaires et qui prend la forme d’une crise de confiance dans les "partis", dans la politique d’appareil ou parlementaire, ou plus largement d’une crise de toutes formes de représentation ouvrière. La situation mûrit pour que l’illusion d’un changement formel du rapport capitaliste par le passage du pouvoir d’un parti, au pouvoir d’un autre parti, tende à décliner. La situation mûrit donc pour que les masses se retrouvent matériellement et intellectuellement devant la possibilité de leur propre initiative ; c’est-à-dire devant le nécessaire renversement politique du rapport capitaliste, base pour réaliser à l’échelle de la société entière le renversement économique et social de ce rapport.

 

Dans cette perspective, l’édification du parti est une condition indispensable à la recomposition de l’activité politique et consciente des masses dans un sens révolutionnaire.

 

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