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1981 - 1986 : cinq ans de lutte des classes
Partisan N°10 - Avril 1986
Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits de la présentation faite par Voie Prolétarienne lors d’une réunion publique ayant eu lieu le 8 mars. Il s’agissait de faire une analyse détaillée de la situation politique et de l’enjeu des élections dans ce contexte.
Pour tout le monde, les élections sont l’occasion de faire le bilan, et c’est ce que nous ferons également. Mais nous essaierons de le voir, non pas du point de vue de la bourgeoisie, des appareils des partis, des promesses et des programmes, mais du point de vue de la lutte des classes, des transformations qui ont eu lieu au sein de la classe ouvrière depuis cinq ans, dans son affrontement avec la bourgeoisie. Nous regarderons comment les diverses forces politiques, dont nous Voie Prolétarienne, ont évolué par rapport à cette situation.
Nous considérons qu’au cours de ces cinq ans, il y a trois périodes bien marquées, sur fond de crise générale du capitalisme. Chaque période peut être résumée par deux mots :
de mai 1981 à mai 1982, c’est Espoir et Attente,
de juin 1982 à avril 1984, c’est Colère et Révolte,
de février 1984 à mars 1986, c’est Désorientation et Repli.
Développons un peu.
MAI 1981 A MAI 1982
C’est la période appelée « l’Etat de grâce », par la bourgeoisie elle-même. La classe ouvrière, sans grande illusion sur la capacité de la gauche à réaliser des transformations profondes, espère quand même grappiller quelques miettes, obtenir un certain mieux être sur ses principaux sujets de préoccupation : emploi, salaires, démocratie... Espoir et attente, doublés d’une large méfiance, liée au passé (par exemple le rôle de Mitterrand dans la guerre d’Algérie).
Mais attente quand même, renforcée par les premiers événements et premières mesures que la gauche met en place :
l’abolition de la peine de mort (09/81)
la hausse du SMIC et des Allocations Familiales
l’arrêt de la centrale de Plogoff et du camp du Larzac (06/81)
les nationalisations (fin 81), dont on attend un minimum de résultats, par exemple au niveau de la « garantie de l’emploi »
la régularisation des clandestins (fin 81), même si déjà à l’époque il y a énormément de méfiance, liée à l’activité des réformistes vis-à-vis des immigrés dans les communes qu’ils dirigent
et cette attente culmine dans la grève de Citroën, en Avril 82, qui donne l’impression de liquider le passé, d’ouvrir une nouvelle période de « démocratie », de remise en cause du travail d’esclave. Ce n’est pas un hasard si on appelle ce mouvement « grève de la dignité ».
Disons que, malgré de nombreuses réticences, aussi parce que rien de bien concret ne vient, c’est quand même une période d’espoir que « ça ira mieux ».
JUIN 1982 A AVRIL 1984
Le blocage des salaires en juin 1982 est une véritable douche froide qui vient remettre les idées en place. Et durant les deux ans qui vont suivre, les illusions vont être balayées une à une :
C’est bien évidemment d’abord l’austérité sur les salaires, le début des restructurations, avec la « rigueur » de Mauroy à la clé. D’un autre côté ce sont les attaques sur les salaires indirects sur le chômage, la sécurité sociale, avec d’un côté hausse des cotisations et de l’autre baisse des prestations.
Ce sont les expulsions des immigrés suite aux régularisations, qui prendront de plus en plus d’ampleur au fil des mois. La gauche peut se vanter d’avoir dans ce domaine été plus efficace que la droite !
Ce sont les interventions impérialistes au Tchad, au Liban, les massacres de Sabra et Chatila en septembre 82, qui ouvrent les yeux sur le soi-disant « rayonnement de la France dans le monde ».
C’est l’opposition de plus en plus marquée aux grèves de l’automobile, les ouvriers accusés d’être « manipulés par les ayatollahs » (01/83).
Et d’un autre côté, les ouvriers qui subissent une attaque sans précèdent peuvent constater avec quelle complaisance le gouvernement PS-PC cède à toutes les interventions massives de la petite bourgeoisie : des manifestations de paysans (03/82) à la grève des routiers (02/84) en passant par la grève des internes (03/83), les étudiants contre la Loi Savary (03/83) ou bien sûr les mobilisations sur l’école libre (novembre 83 à juin 84).
Cette colère et cette révolte, caractéristiques de cette période, culminent lors des municipales de 1983, avec la très forte abstention dans les concentrations ouvrières. Vote sanction, vote défiance, vote pression aussi pour tenter encore d’infléchir cette politique. La période se conclura par les grèves à Talbot et dans la sidérurgie, début 1984, occasions d’affrontements violents à l’occasion de restructurations massives, et elle peut aussi être résumée par ce cri du cœur d’un sidérurgiste prenant à partie son député PS : « Nous, ouvriers, nous vous démissionnons ».
Le sentiment de colère va croissant durant cette période, dans la compréhension que gauche et droite sont deux faces de la même pièce, que les réformistes ne sont qu’une nouvelle version de la bourgeoisie, et que la troisième voie entre capitalisme et révolution n’est qu’une illusion. On entendra même souvent fin 1982, « La gauche c’est pire que la droite », ce qui nous amènera à faire une petite brochure : « La gauche toujours plus à droite » pour remettre les idées en place.
La classe ouvrière est en colère, même si elle n’est pas à l’offensive, résiste quand même pied à pied. Et la bourgeoisie hésite à attaquer de front, d’autant plus qu’elle n’a pas réglé ses contradictions internes vis-à-vis de la petite-bourgeoisie.
LA GREVE A TALBOT
Cette grève représente une charnière entre cette période et la suivante. C’est une sorte de grève-test, pour la bourgeoisie, qui lui fera comprendre qu’elle peut, à partir de là, passer à l’offensive sur tous les terrains. Mais test aussi pour la classe ouvrière qui ressentira durement son impuissance
Rappelons que cette grève, face à un plan de restructurations massives (3000 suppressions d’emplois), dans une usine comportant essentiellement des immigrés, s’est déclenchée sur des revendications claires et tout à fait justes : « 35 heures sans perte de salaire » et « Zéro licenciement ! ».
Grève donc avancée politiquement (ce qui ne veut pas dire révolutionnaire...), en rapport avec les autres mouvements de grève de l’époque.
Avancée également par le choix des formes de lutte, particulièrement résolue (violence). C’est une grève qui donne une frousse terrible à la bourgeoisie, et d’un autre côté a valeur d’exemple et de symbole pour toute la classe ouvrière, au moins en région parisienne.
Mais cette grève se solde par un échec revendicatif, vécu comme tel par les ouvriers, à Talbot comme ailleurs. Cet échec a balayé tous les progrès politiques que pouvait permettre l’avancée de cette lutte, et il en reste seulement un grand découragement. Cela est d’une certaine manière compréhensible, l’avancée politique ne pouvant être cristallisée que par une politique révolutionnaire, d’organisation des ouvriers vers la destruction du capitalisme.
De plus, les ouvriers ont très mal ressenti l’isolement syndical de la grève, désavouée par les confédérations CGT et CFDT. La section CFDT Talbot était bien seule à contre-courant pour organiser les grévistes. Là encore, c’est un élément extrêmement important pour la bourgeoisie, confirmé par la faiblesse des réactions aux licenciements dans la sidérurgie, avec une seule journée d’action enterrement. La porte était ouverte aux restructurations de la période suivante. De l’autre côté, les ouvriers se sentaient abandonnés, alors même que leur lutte posait des enjeux très importants, exigeant une riposte extrêmement déterminée de la classe ouvrière.
Enfin, la contradiction français/immigrés a été très violente lors de cette grève, recouvrant la contradiction jaunes/grévistes. Elle s’est manifestée de manière d’autant plus violente qu’elle se produit en pleine poussée Le Pen (trois mois après les élections municipales de Dreux). Cette division sera ressentie très fortement, en particulier par la fraction immigrée de la classe ouvrière, et à l’origine d’un net repli de celle-ci dans la période suivante. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont des immigrés qui proposeront l’aide au retour qu’ils rejetaient catégoriquement auparavant. Proposition sur laquelle sautera la bourgeoisie, bien évidemment...
En conclusion, si la bourgeoisie a eu très peur, elle a aussi pu mesurer les limites de la colère ouvrière, elle a compris qu’elle n’arrivait pas à s’exprimer et à s’organiser plus largement. Et que, moyennant quelques aménagements (pians sociaux, formation bidon...) pour désamorcer, elle avait les mains libres pour passer à une nouvelle étape d’offensive idéologique pour développer le consensus national impérialiste nécessaire à la poursuite des restructurations.
De son côté, une idée fait son chemin dans la conscience ouvrière : « On ne peut rien contre les licenciements », renforcée par l’exemple de la grève des mineurs anglais, même s’il a forcé l’admiration. C’est un pas de plus dans l’intégration de la logique capitaliste comme seule possibilité.
FEVRIER 1984 - MARS 1986
La troisième période s’ouvre à ce moment. Tout le travail de préparation (Lois Auroux, nécessité de la rigueur, lutte contre les corporatismes...) prend toute son ampleur. La bourgeoisie a réglé son contentieux avec la petite bourgeoisie, s’est unifiée idéologiquement, a mesuré les limites de la colère ouvrière.
Elle passe alors à l’offensive et occupe le terrain dégagé par la compréhension Gauche - Droite. Le seul avenir possible est capitaliste, voilà ce qu’elle veut faire rentrer dans les têtes. C’est la période du consensus impérialiste que nous vivons actuellement, marquées par un recul politique sensible de la classe ouvrière.
L’illustration de cette offensive, c’est en quelque sorte l’émission de télévision « Vive la Crise », début 1985.
Ce sont les restructurations tous azimuts, les dizaines de milliers de licenciements dans tous les grands groupes industriels, accompagnés de « plans sociaux » (FNE, congés conversion, formation, aide au retour...). Et le développement du consensus compétitif comme critère de valeur sociale, autour du symbole de Tapie.
C’est la montée de Le Pen et du racisme, phénomène de 1984/1985 qui renforce le consensus chauvin, sécuritaire, anti-immigrés.
C’est la montée du consensus nationaliste et impérialiste. De la Marseillaise à l’école à Greenpeace, en passant par la Nouvelle Calédonie et les otages français au Liban.
C’est le consensus apolitique, pour faire disparaître le contenu de classe de phénomènes sociaux mobilisant les larges masses : Band Aid pour l’Ethiopie, SOS Racisme, les Restaurants du Cœur de Coluche, la bourgeoisie occupe le terrain social, développe l’humanisme, pour évacuer les responsabilités politiques et économiques.
Bref, pour un temps, la gauche a réussi à légitimer politiquement et idéologiquement ce que la droite n’avait pas réussi à faire :
la remise en cause des acquis, et qu’avaler des couleuvres c’est normal
le consensus national et la concertation
le rejet des immigrés.
Elle a montré que le rôle des réformistes n’est pas de faire des réformes (ce que la droite sait aussi faire face à un rapport de forces) mais en période de crise de servir de dernier recours à la bourgeoisie pour désarmer la classe ouvrière.
TROIS PERIODES AUSSI POUR LES JEUNES
Voilà en gros les trois périodes que nous voyons à ces cinq ans, et qui situent les enjeux pour aujourd’hui. Bien sûr cette séparation n’est pas définitive, n’est en rien une conclusion pour l’avenir, elle vise seulement à donner un cadre simple au débat.
Notons aussi en revenant sur le mouvement des jeunes de la deuxième génération immigrée, que son développement suit plus ou moins la même périodisation, même si elle est décalée dans le temps :
après les assassinats de l’été 1983, après Dreux en septembre 1983, c’est la première marche en décembre 1983, assez unanimiste, mais relativement pleine d’illusions, par exemple avec la réception par Mitterrand.
un an plus tard, face à l’absence de changement réel, c’est Convergence 84, beaucoup plus politisé et motivé, mettant souvent Droite et Gauche dans le même sac.
et encore un an plus tard, après les tentatives de récupération de SOS Racisme, c’est la désorientation et plus ou moins l’échec des deux marches. Jusqu’à l’absence de ces jeunes de la scène électorale, alors que tout le monde les y attendait.
ET POUR L’AVENIR ?
Attention, si nous analysons la période actuelle comme une période de recul politique, un renforcement du consensus, ça ne veut pas dire une vision unilatéralement noire de la réalité. Il y a un certain nombre de phénomènes qui persistent ou se développent, en réaction à ce courant, à ce consensus, et sur lesquels nous devons nous appuyer.
Le plus marquant est celui des jeunes immigrés. On a parlé de ses contradictions. Mais il n’en reste pas moins que c’est une force d’avenir, en voie d’organisation, dont certains courants nécessairement (du fait de leur origine) contesteront le nationalisme, tant français qu’immigré.
Les chômeurs également commencent à s’organiser, dans de très grandes difficultés, mais néanmoins une force apparaît. Cela a une grande importance, vue l’importance qu’aura le chômage et la précarisation dans les années à venir.
Les occupations de logements vides à Lyon.
La résistance de la classe ouvrière, même sous des formes particulières. Par exemple, il y a les grèves récentes de la SNCF, de la RATP, de La Ciotat, qui ont pour caractéristique d’être des grèves très dures, avec des objectifs très limités (ce qui est aussi la marque du reflux, et d’une certaine intégration), avec un débordement des syndicats réformistes. Il est assez difficile de savoir si ce type de luttes va se développer, mais en tous cas, c’est un phénomène à suivre attentivement.
Enfin, évidemment, le mouvement indépendantiste dans les colonies, Nouvelle Calédonie, Guadeloupe, Martinique est un puissant facteur de lutte contre le consensus nationaliste sur lequel nous devons nous appuyer.
Suit une partie présentant les diverses forces politiques dites de « gauche » : PC, LCR, LO, Alternatifs et leur évolution dans ces trois périodes.
ET VP LA-DEDANS ?
En 1981, nous avons appelé à voter Mitterrand. Sur la base des illusions réformistes existant dans la classe ouvrière, il était nécessaire qu’il y ait une expérience pratique pour les faire disparaître, et nous souhaitions que cette expérience se fasse, pensant que cela donnerait un contexte plus favorable à notre travail.
Mais cet appel se faisait sur une base claire : dénonciation du programme réformiste dans tous ses détails, à tel point que nous avions qualifié notre campagne d’abstentionniste, malgré la consigne de vote. Il est donc totalement faux, comme le prétendent certains, de dire que nous avons soutenu les réformistes.
Quel bilan tirer de cette expérience aujourd’hui ? Devons-nous regretter et critiquer cette attitude ? Pas du tout. Le bilan est tout à fait positif, à tous points de vue :
en deux ans, le discours réformiste a été volatilisé à l’épreuve des faits, l’idée que Droite - Gauche est largement passée dans la conscience des ouvriers les plus avancés
positif aussi par rapport à notre travail, où malgré les difficultés, malgré la faiblesse et l’érosion de nos forces, nous avons réussi, sur ces bases à constituer un courant de sympathie autour de nous.
Est-ce contradictoire avec la constatation du reflux politique de la classe ouvrière ? Certainement pas, puisque deux phénomènes se déroulent en parallèle et en concordance :
la crise économique et le reflux politique spontané qu’elle engendre,
l’arrivée de la gauche au gouvernement et la perte des illusions réformistes.
Par contre, il est vrai que nous avons surestimé les capacités du mouvement ouvrier à s’organiser, à repasser à l’offensive par lui-même, que nous avons sous-estimé le poids de la crise, le reflux.
Nous avons un peu trop cru, même si nous disions le contraire, que de l’expérience pratique surgirait spontanément la conscience de la nécessité de faire autre chose, en imaginant que la révolte prendrait plus d’ampleur. Nous avons encore sous-estimé notre rôle, celui des communistes, qui seul peut permettre de passer de la compréhension immédiate des phénomènes à la possibilité et la nécessité de les transformer.
A nouveau en 1983, lors des municipales, où nous avons appelé à l’abstention, on constate les mêmes tendances à croire que tout est cuit, et nos déclarations sont nettement triomphalistes. Il est vrai que, durant cette deuxième période, l’écart entre nos positions et les réactions de masse semblait se réduire, que nous étions moins à contre-courant.
Et de fait, nous avons raté Talbot, la charnière que cette lutte représente. Raté du fait de nos débats internes à l’époque, mais aussi du fait de la vision partiellement simpliste des choses que nous en avions.
Ce n’est que récemment que nous avons entrepris d’approfondir cette question du reflux et des tâches qui en découlent, de comprendre quelle adaptation était nécessaire. Approfondissement d’ailleurs entraînant une lutte politique sérieuse au sein de l’organisation.
Suit une partie expliquant l’enjeu de la période et les raisons de l’abstention (cf. Partisan n°9, Editorial).
QUELLES SONT LES TACHES DES COMMUNISTES ?
A notre avis, le bilan de ces cinq ans est assez clair : il y a une nécessité toujours aussi importante d’aller à contre-courant, de constituer une force communiste indépendante. Sinon, toutes les colères, toutes les révoltes, toutes les compréhensions partielles n’aboutiront qu’à une avancée limitée, qui restera dans le champ de vision du capitalisme, et qui n’empêchera pas la bourgeoisie de consolider ses positions politiques et idéologiques. C’est la principale leçon, en positif et en négatif, de ces cinq ans, de 81 aux Marches des Beurs, en passant par les municipales et Talbot.
Nous invitons les camarades à y réfléchir sérieusement.
Va-t-on continuer à rester sur la touche, à observer le reflux, sans vouloir agir et transformer les choses ?
Il faut abandonner l’illusion d’un nouveau flux, d’une nouvelle lente montée des luttes qui reviendrait, qui nous permettrait, à ce moment de faire le travail d’organisation dans une situation où il y aurait un peu plus de réactions et de moral. Et en attendant de se contenter d’observer, discuter...
Les contradictions du capitalisme sont en effet telles maintenant que ces réactions, ce futur flux, sera nécessairement tout de suite très violent. Il n’y a plus guère de marge de manœuvre pour le capitalisme, et les réactions provoqueront tout de suite des ruptures.
C’est dans les conditions actuelles que nous devons apprendre à travailler, pour un certain temps, pour être capable de réagir lorsque ces ruptures se produiront. Il sera alors trop tard pour s’y mettre !
L’intervention se concluait sur me série de propositions précises de travail en commun, tant au niveau du travail concret dans la lutte des classes, que du travail théorique.
