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La révolution bolchevique - 1ère partie

De janvier 1905 à mars 1921

Ce texte est issu d’une série d’articles de Partisan n°123-124-125 (octobre à décembre 1997) à l’occasion des 80 ans de la Révolution bolchevique. Nous proposons ici la 1ère partie.
En lien en bas de l’article la 2ème partie ainsi qu’une annexe sur la lutte entre deux voies au sein du Parti bolchevik (1917-1923), article paru dans Partisan n°130 (Mai 1998)

Tout le pouvoir aux Soviets ! - 1ère partie

80 ans déjà ! Le 25 octobre 1917, la bourgeoisie russe et les propriétaires fonciers perdent le pouvoir. Un demi siècle après la Commune de Paris, un « gouvernement de la classe ouvrière » vient au monde sur les ruines du despotisme tsariste. Ce jour là, le gouvernement bourgeois de Kerensky est destitué par le mouvement insurrectionnel. Au soir du 25 octobre, le lie Congrès des Soviets de Russie se réunit et prend le pouvoir. Les bolcheviks y sont majoritaires. II décide la formation du « premier gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans », portant le nom de Conseil des commissaires du Peuple. Ce gouvernement est présidé par Lénine et composé de dirigeants bolcheviks.

 

Le nouvel État issu d’Octobre n’est plus un État bourgeois, il représente un pouvoir inédit : le pouvoir des Soviets, la dictature révolutionnaire du prolétariat. Et le chemin que parcourt la Révolution russe après la prise du pouvoir (de 1917 à 1923) n’est pas moins pénible et sinueux que sa longue marche vers le pouvoir (de 1905 à 1917). Elle constitue le premier coup de boutoir véritable contre l’ancienne société et les premiers pas d’une révolution prolétarienne victorieuse. À ce titre, elle eut tout à apprendre. Elle fut imparfaite au possible, ses erreurs incroyablement nombreuses, et la contre-révolution bourgeoise eut finalement raison d’elle. Ce n’est pas là l’essentiel. Son mérite indiscutable, son œuvre historique fondamentale, c’est tout simplement d’avoir existé.

Comment en est-on arrivé là ? D’une révolution à l’autre (de janvier 1905 à février 1917)

1905-1907, c’est la première révolution bourgeoise russe.

 

Elle marque l’assaut initial des masses contre le tsarisme. Après son échec, les mencheviks et les S-R s’opposent au parti bolchevik et à tout mouvement révolutionnaire dépassant le cadre bourgeois des transformations démocratiques.

 

Les Soviets des députés ouvriers apparaissent durant la révolution de 1905 dans la plupart des grandes villes. Ils réunissent les délégués des fabriques et usines et constituent une organisation politique de masse inédite de la classe ouvrière. C’est le 13 octobre 1905 que le premier Soviet des députés ouvriers est élu à Saint-Pétersbourg puis, dans la même nuit, à Moscou. L’influence des Soviets est rapidement considérable. Bien qu’ils se constituent souvent spontanément, sans régularisation ni officialisation, et que leur composition soit assez vague, les Soviets agissent en tant que pouvoir. D’autorité, ils réalisent la liberté de la presse, appellent le peuple à ne pas payer les impôts au gouvernement tsariste, parfois, ils confisquent l’argent du gouvernement et l’affectent aux besoins de l’insurrection révolutionnaire. Les Soviets représentent donc à la fois les organes de l’insurrection armée et l’embryon d’un pouvoir nouveau, révolutionnaire.
La révolution russe présente un double caractère qui entraîne l’enchevêtrement complexe de deux types de révolutions : une révolution démocratique essentiellement paysanne et une révolution prolétarienne. Dès juillet 1905, Lénine lance le mot d’ordre général de « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ».

 

La Russie tsariste de 1910-1913

 

La classe ouvrière est largement minoritaire dans une Russie capitaliste économiquement et politiquement arriérée où la paysannerie constitue une masse écrasante. En 1913, la Russie compte environ onze millions d’ouvriers, soit 14% de la population, dont trois millions d’ouvriers d’industrie très fortement concentrés dans quelques grands centres urbains, tandis que la paysannerie y représente environ 67% de la population, dont 85% de paysans pauvres et moyens pauvres.
L’impérialisme russe possède un double caractère. Dans une large mesure, l’expansion industrielle de la Russe repose encore sur une « accumulation primitive » (expropriation progressive de la paysannerie) dont le tsarisme est l’instrument. Mais le capital financier est déjà bien développé à Moscou et Petersbourg et les investissements et la pénétration de l’impérialisme anglo-français sont manifestes.
Les traits spécifique de la Russie la désigne comme « le maillon le plus faible de la chaine impérialiste » et ce, non du seul fait de sa particulière « arriération économique », mais grâce à une convergence explosive des contradictions, au plan économique (cohabitation de plusieurs modes de production et formes d’exploitation des masses par les propriétaires fonciers, le capitalisme russe et le capital étranger), politique (régime d’oppression de l’autocratie tsariste et la misère de larges couches populaires) et idéologique (situation de crise aiguë sur fond de guerre impérialiste).

 

1914-1916 - Le premier conflit impérialiste mondial.

 

En août 1914, la Russie tsariste entre en guerre au côté de la Grande-Bretagne et de la France. Durant la boucherie impérialiste, la social-démocratie européenne éclate en deux tendances radicalement inconciliables : le sou-tien nationaliste à sa propre bourgeoisie d’un côté, l’internationalisme du prolétariat de l’autre. Le parti bolchevik est le seul parti social-démocrate à défendre en bloc le défaitisme révolutionnaire. C’est à dire l’internationalisme, la fraternisation, la lutte pour la défaite et le renversement de sa propre bourgeoisie dans la guerre impérialiste. Les bolcheviks sont alors aussi les seuls à rompre nettement et résolument avec les « social-chauvins » qui soutiennent leur bourgeoisie et trahissent la révolution mondiale.
À la fin de l’année 1916, la Russie devient ingouvernable. Avec la crise politique, les grèves reprennent de l’ampleur (un million de grévistes en 1916), l’agitation gagne l’armée et l’approvisionnement des villes est perturbé par l’afflux des réfugiés. C’est un régime à la fois discrédité et affaibli que surprennent les « journées de février ».

 

Bolcheviks/mencheviks : majoritaires/minoritaires

 

Les mencheviks représentent le courant réformiste du POSDR. Ils furent mis en minorité par les bolcheviks en 1907. Comme les bolcheviks, les mencheviks se réclament du marxisme, mais, comme les SR, ils se refusent à reconnaître la possibilité d’une révolution prolétarienne en Russie.
POSDR : Parti ouvrier social-démocrate de Russie
POSDR(b) : Parti ouvrier social-démocrate de Russie (bolchevik)
SR : socialistes révolutionnaires (membres du Parti socialiste révolutionnaire)
Les SR constituent le courant le plus important d’une tendance politique qui prétent unifier tous les « travailleurs » sous la direction formelle de la « paysannerie » et qui, comme les mencheviks, laisse en fait le pouvoir à la bourgeoisie. Après février 1917, les SR se divisent en SR de droite et SR de gauche ; ces derniers collaborent momentanément avec les bolcheviks d’octobre 1917 à juillet 1918.
Soviet : conseil ouvrier ou paysan. Assemblée populaire de base permanente, distincte des syndicats et assemblées de grève.

Le « double pouvoir » et l’essor des Soviets (de février à octobre 1917)

Dans cette période, la bourgeoisie russe détient le pouvoir d’État, mais ne peut espérer le conserver. De leur côté, les masses de plus en plus nombreuses d’ouvriers, paysans et soldats organisés spontanément en Soviets ne parviennent pas encore à conquérir le pouvoir politique.

 

Février-mars 1917

 

La situation est marquée par l’enchevêtrement des deux phases de la révolution : le déclin de la domination bourgeoise et de l’essor de la dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie (le pouvoir des Soviets). Cette situation de « double pouvoir », de mars à octobre 1917, est hautement instable. Le pouvoir réel à Petrograd ou à Moscou appartient aux ouvriers et aux soldats. Mais il reste non réalisé, car, par l’intermédiaire des S-R, la bourgeoisie conserve un soutien politique, et donc le pouvoir d’État.

 

Mars-mai 1917

 

La tactique bolchevique s’appuie sur l’analyse de Lénine selon laquelle la révolution démocratique bourgeoise est déjà terminée en mars 1917. Les tâches révolutionnaires sont alors :
• Réaliser la transformation de la révolution démocratique en révolution prolétarienne.
• Assurer le rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution et développer l’initiative révolutionnaire de la paysannerie.

 

Cette tactique suppose avant tout que les bolcheviks deviennent majoritaires dans les Soviets ouvriers, mais sans pour autant « sauter par dessus » le mouvement paysan. En avril, le parti bolchevik lance trois mots d’ordres qui sont rapidement repris par les masses : À bas la guerre. À bas le gouvernement provisoire. Tout le pouvoir aux Soviets !

 

Mars-octobre 1917

 

À partir de février 1917, les Soviets de députés ouvriers et soldats (principalement des paysans mobilisés) représentent les organes du pouvoir populaire et matérialisent l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie. En quelques semaines, en mars 1917, des centaines de Soviets, des milliers de comités d’usines et de quartier, de milices de s gardes rouges », etc. foisonnent dans les villes. Autant de lieux de débats, d’initiatives, d’expression et d’action politique des masses. Ouvriers, soldats, paysans, intellectuels, femmes, minorités juives, musulmanes ou arméniennes, envoient des milliers de motions, pétitions et revendications aux Soviets.

 

En avril et juin, les premiers mots d’ordres bolcheviks apparaissent dans les manifestations à Moscou et à Petrograd : A bas la guerre, À bas le gouvernement provisoire, Vive le contrôle ouvrier, Tout le pouvoir aux Soviets ! Le nombre de Soviets en Russie est estimé à 400 en mai 1917, à 600 en août et à 900 en octobre. Ce mouvement profond est à la fois largement spontané et le fruit de l’action des militants mencheviks et surtout bolcheviks. Pour les mencheviks et les S.R., les Soviets ne sont que des organes de combat et de propagande et les comités d’usine accomplissent essentiellement des tâches de type syndical. Pour les bolcheviks au contraire, les Soviets et les comités d’usines sont aussi et avant tout des organes du nouveau pouvoir poli-tique. De fait, comme durant la première révolution bourgeoise de 1905, les Soviets tendent de plus en plus à se transformer en organes locaux de pouvoir. Ils élisent leurs délégués aux Soviets des régions et de « gouvernements » (provinces) et au Congrès des Soviets. Par exemple, le Soviet de Petrograd qui jouit d’une très grande autorité en Russie se bolchevise en profondeur de plus en plus rapidement à partir des comités d’usines.

 

Durant toute cette période, le mouvement des Soviets est essentiellement prolétarien. Il l’est d’abord par sa base sociale. La principale base de classe et d’organisation sur laquelle s’appuie et se développe la bolchevisation des Soviets des villes est constituée par les comités d’usines. Puis, de plus en plus, par les positions révolutionnaires prolétariennes des Soviets ouvriers. L’influence des bolcheviks au sein des Soviets ouvriers s’opère d’abord lentement de février à juillet 1917, puis elle se développe ensuite à une vitesse foudroyante.

 

Les paysans et les soldats (essentiellement des paysans arrachés à leur village) constituent la seconde composante du mouvement des Soviets.
Les paysans proprement dits s’engagent avec beaucoup plus de réticence dans ce mouvement - lorsqu’ils le font. Certes, la paysannerie bouge et s’organise dès le printemps 1917, mais le centre de gravité de son organisation est représenté par le système des comités agraires. Ces comités agraires sont installés loin des villages, au niveau des provinces, des arrondissements et des districts. Ils sont dominés par la petite bourgeoisie e rurale » des agronomes, instituteurs, dirigeants des coopératives, et ils travaillent avec le gouvernement provisoire. L’influence politique des S-R de droite est massive au sein des comités agraires, et cette situation ne s’améliore pas avant Octobre. En octobre 1917 par exemple, l’immense majorité des Soviets paysans existant se prononce contre la participation au Congrès des Soviets. Les masses paysannes ne posent pas le problème du pouvoir. Leur action est essentiellement tournée vers l’expropriation directe des terres, le partage des grands domaines des propriétaires fonciers, de l’État tsariste et du clergé. À partir de mai 1917, le mouvement des masses paysannes se radicalise et prend de l’ampleur. De mai à octobre 1917 les paysans règlent eux-mêmes la question de la terre par des milliers de soulèvements spontanées pour le partage et l’expropriation. Ils préparent ainsi directement les conditions objectives de la Révolution d’Octobre. Le parti bolchevik entreprend alors de soutenir le mouvement insurrectionnel de masse des paysans.

 

Entre juin et septembre, les mots d’ordre du parti bolchevik pénètrent rapidement les masses ouvrières et, à la fin septembre 1917, les bolcheviks sont majoritaires dans la classe ouvrière de Russie. Des « journées de juillet » à septembre, les bolcheviks gagnent la majorité dans les comités d’usines et de quartier et dans les Soviets urbains.

Le programme du parti bolchevik d’avril à octobre 1917

 

Les Thèses d’avril (4 avril 1917)

 

Parmi les dix points de ses thèses où il ramène tout à la lutte pour la prépondérance au sein des Soviets des députés ouvriers, salariés agricoles, paysans et soldats, Lénine établit les tâches immédiates du prolétariat. Lutte contre la guerre et fraternisation. Aucun soutien au Gouvernement provisoire, les Soviets sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire. République des Soviets des députés ouvriers, salariés agricoles et paysans. Suppression de la police, de l’armée (permanente) et du corps des fonctionnaires. Confiscation de toutes les terres des grands propriétaires fonciers, nationalisation de toutes les terres dans le pays et mise à disposition des Soviets locaux des députés des salariés agricoles et paysans. Fusion de toutes les banques en une banque nationale unique. Contrôle ouvrier dans les entreprises.

 

Le « décret sur la terre » (26 octobre 1917)

 

Il met en œuvre une politique radicalement différente des Thèses d’avril :
Les terres des simples paysans et des simples cosaques ne sont pas confisquées. La confiscation du cheptel ne frappe pas les petits paysans. A tous les citoyens (sans distinctions de sexe) de l’État russe qui désire exploiter la terre par leur travail, avec l’aide de leur famille ou en société, est accordée à la jouissance de la terre. Le travail salarié est interdit. La jouissance de la terre doit être égale pour tous.

L’Insurrection d’Octobre

Août-septembre 1917

 

À partir de l’été 1917, le parti bolchevik représente un parti de masse influent qui remporte désormais une élection après l’autre dans les Soviets et les municipalités. À la fin septembre 1917, le Soviet des députés des ouvriers et soldats est encore présidé par les mencheviks et les S.R., mais ils en ont perdu tout contrôle. La crise est mûre ! Les bolcheviks soutenus par quelques S.R. de gauche sont majoritaires au Congrès des Soviets. Le mot d’ordre Tout le pouvoir aux Soviets ! est devenu réalité.

 

Octobre 1917

 

L’Insurrection d’Octobre n’est plus alors que le résultat de la volonté du prolétariat révolutionnaire de prendre l’initiative et de « frapper à l’improviste ». L’affrontement armé lui-même est presque symbolique.
L’insurrection armée des ouvriers, des soldats et des marins de Petrograd (capitale de la Russie) dirigée par le parti bolchevik triomphe presque simultanément à Moscou et dans les grands centre urbains. Le premier acte du nouveau pouvoir des Soviets consiste à « entamer des pourparlers immédiats en vue d’une paix juste et démocratique et à adopter le « décret sur la terre » qui abolit la propriété des terres des grands propriétaires fonciers. Puis, de novembre 1917 à avril 1918, le gouvernement soviétique fait se succéder à cadence forcée les lois et les décrets. II instaure le contrôle ouvrier, la nationalisation des banques et du sol, la création de coopératives de consommation, la suspension des dividendes aux actionnaires des sociétés anonymes, l’annulation des emprunts d’État, le monopole d’État du commerce extérieur, etc.
Même sous d’autres formes, la lutte des classes, la lutte pour le pouvoir politique, continuera sous la dictature du prolétariat avec encore plus d’âpreté : guerre civile, lutte contre la paysannerie riche et aisée, lutte idéologique au sein même du parti bolchevik et de l’État soviétique, etc.

2ème partie : octobre 1917 - mars 1921

Après octobre, la période révolutionnaire de 1917 à 1921 est marquée par la continuation et l’exacerbation considérable des luttes de classes. Le nouveau pouvoir des Soviets est confronté à des difficultés innombrables, inédites et bien plus ardues que la prise du pouvoir. "Voila, ironise Lénine, qui est un peu plus difficile que de faire preuve d’héroïsme pendant quelques jours, [...] en se bornant à un bref sursaut : l’insurrection contre ce monstre imbécile de Romanov [le Tsar] ou contre ce crétin fanfaron de Kérensky [premier ministre avant Octobre]. L’héroïsme d’un long et opiniâtre travail d’organisation à l’échelle nationale est infiniment plus difficile ; par contre, il se situe beaucoup plus haut que l’héroïsme des soulèvements".

La dictature révolutionnaire : capitalisme d’État et contrôle ouvrier (octobre 1917 – juin 1918)

Octobre - novembre 1917 : Le contrôle ouvrier

 

Au soir de l’Insurrection d’Octobre, la dictature se met en place avec les premières mesures économiques et politiques du programme du parti bolchevik. Le pouvoir d’État est exercé par le Conseil des commissaires du Peuple (le "gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans") - présidé par Lénine. Un gouvernement de coalition composé de onze bolcheviks et de sept S.R. de gauche est formé en décembre 1917 et se maintient jusqu’à la fin-février 1918. C’est ensuite le Comité central du parti bolchevik qui exerce directement le pouvoir gouvernemental. Le gouvernement révolutionnaire provisoire exproprie un certain nombre d’entreprises industrielles et commerciales, mais la priorité n’est pas d’étendre les nationalisations et les expropriations. Il n’est pas question "d’introduire le socialisme", mais de consolider le nouveau pouvoir prolétarien par la construction d’un capitalisme d’État sous le régime des Soviets ouvriers et paysans et l’organisation du contrôle ouvrier. Dans cette étape transitoire, les comités d’usines ont un rôle de contrôle et non de direction : la classe capitaliste reste en possession d’une partie des moyens de production tout en étant soumise au contrôle de l’État soviétique par leur intermédiaire. Cette politique fait jouer un rôle dominant au capitalisme d’État ; elle doit être suivie par une politique de réglementation de la production par les ouvriers.
La mise en place du contrôle ouvrier se heurte immédiatement à une foule de difficultés et de contradictions. Le développement concret de la lutte de classes au cours de l’année 1917 a en effet conduit à poser le problème du contrôle ouvrier sous la forme d’un développement du mouvement des comités d’usines, où militent tous les courants ouvriers révolutionnaires (S.R. de gauche, anarchistes, bolcheviks, etc.). Dans les semaines qui suivent la prise du pouvoir, le parti bolchevik tente de transformer l’activité politique dispersée de milliers de comités d’usines en un contrôle ouvrier coordonné et centralisé. La tâche n’est pas facile. Car avec l’accroissement des comités d’usines, se développe la tendance à traiter chaque usine comme une unité de production autonome et indépendante, la propriété collective de ses propres ouvriers qui détermine elle-même sa quantité de production, ses acheteurs et ses prix, etc. À l’inverse bien entendu, le contrôle ouvrier suppose la domination sociale de la classe ouvrière dans son ensemble sur les moyens de production. Les pouvoirs locaux, atomisés et "concurrents" des comités d’usines doivent se subordonner à une coordination commune, en particulier dans les unités de production de l’industrie. Sans une organisation centralisée, la coordination ne peut que s’effectuer de façon anarchique, à travers le marché et la concurrence entre les diverses branches industrielles et les différentes usines. Pratiquement, elle aboutit même à une paralysie de la production. C’est bien ce qui se passe au cours de l’hiver 1917-1918. Aux yeux de beaucoup d’ouvriers, la mise en place d’un contrôle centralisé apparaît comme une sorte de "confiscation du pouvoir" qu’ils viennent d’arracher à la bourgeoisie. Cet "égoïsme d’entreprise", qui s’appuie sur l’idéologie petite-bourgeoise, est encouragé par les mencheviks, les anarchistes et les réticences de certains bolcheviks. Une partie de la classe ouvrière est ainsi amenée à défendre l’autonomie des comités d’usines, voire celle des "comités de gares" dans les chemins de fer. La conception anarchisante, "autogestionnaire" qu’ont les courants anarchistes du contrôle ouvrier s’oppose ici à la conception centralisatrice des bolcheviks. De fait, le décret sur le contrôle ouvrier qui aurait dû être promulgué le 26 octobre 1917, n’est adopté que le 14 novembre 1917. Le contrôle ouvrier y est inséré dans le système des Soviets. Les comités ou conseils d’usines sont ainsi soumis au contrôle d’instances supérieures, au niveau de la localité, de la province ou de la région, et le décret pré-voit l’institution d’un Conseil du contrôle ouvrier au sommet de cet appareil de contrôle. La place respective des comités d’usines (émanation directe des travailleurs) et de l’appareil syndical (structure centralisée) dans l’organisation du contrôle ouvrier constitue une autre source de difficultés et de conflits dans la classe ouvrière et au sein du parti.

 

Novembre 1917 - juin 1918 : Tout le pouvoir aux Soviets ?

 

"Le contrôle ouvrier, c’est le contrôle de l’État soviétique et non une multiplicité de contrôles éparpillés" explique Lénine. Rapidement, les comités d’usines sont ainsi intégrés au contrôle ouvrier "étatisé" et perdent, en pratique, toute autonomie. Au Conseil du contrôle ouvrier du début de 1918, les cinq représentants du Conseil des comités d’usines se trouvent ultra-minoritaires face aux représentants des fédérations syndicales qui ont pignon sur rue. En outre, devant les nécessités d’un ravitaillement centralisé, le parti bolchevik donne de plus en plus de pouvoir au Conseil supérieur de l’économie nationale qui "double" petit à petit le système du contrôle ouvrier.
Parallèlement, à partir de janvier 1918, le Comité central exécutif des Soviets se trouve, dans les faits, totalement dessaisi du pouvoir exécutif au profit du gouvernement, c’est-à-dire au profit des organes dirigeants du parti bolchevik. Il se transforme alors en un simple instrument de ratification de décisions dont il n’a même pas l’initiative.
En mars 1918, le parti bolchevik lance le mot d’ordre général du moment, centré sur les tâches de gestion et d’administration :
• Organiser le recensement et le contrôle dans les entreprises où les capitalistes sont déjà expropriés.
• Augmenter la production et la productivité du travail, introduire pratiquement et mettre à l’épreuve le salaire aux pièces ; appliquer les nombreux éléments scientifique et progressifs que comporte le système de Taylor, etc.
• Organiser l’émulation.
• Consentir à payer un prix très élevé les "services" des meilleurs spécialistes bourgeois ; "[...] cette mesure est un compromis, un certain abandon des principes de la Commune de Paris"...
• Renforcer la discipline, en particulier la discipline du travail : les masses doivent "[...] obéir sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail".
Très tôt donc, dès 1918, la Révolution soviétique est confrontée concrètement et pratique-ment à la réalité d’une dictature qui s’exerce pour k prolétariat par l’intermédiaire du parti bolchevik Les Soviets, qui devraient constituer les organes d’un gouvernement de la classe ouvrière, sont en réalité des organes de gouver­nement pour les travailleurs exercé par la couche avancée du prolétariat et non par les masses. Cette situation est dénoncée par les anarchistes et par les "communistes de gauche" dans le parti bolchevik Dans les conditions d’exercice de la dictature du prolétariat, ce processus de "dérive" du pouvoir politique des Soviets vers le parti (au profit de ses organes dirigeants en particulier) est en partie naturel et inévitable. Mais, dans la Russie de 1917-1918, il s’accomplit très rapidement et de manière incontrôlée. Le parti bolchevik ne le maîtrise pas et ses conséquences sur la bureaucratisation du parti et de l’État soviétique sont considérables. À peine né, le pouvoir des Soviets est en effet attaqué sur tous les fronts et déjà en danger de mort permanent. Dans les faits, le prolétariat est condamné à ne plus guère exercer sa dictature autrement que "par procuration" : les appareils de l’État soviétique (Soviet des commissaires du Peuple, Armée rouge, Tchéka, syndicats, etc.) ne sont pas sous le contrôle politique des Soviets et, réciproquement, le dépérisse-ment de l’activité des Soviets eux-mêmes amorcée au printemps de 1918 s’accélère durant le "communisme de guerre". Dans les conditions du début de la guerre civile où prévaut le mot d’ordre "Tout pour le front", le contrôle ouvrier finit par se désintégrer de lui-même, les comités d’usines se délitent peu à peu, vidés de leurs éléments les plus combatifs et les plus politisés. Au début de 1919, ils ne sont plus qu’un souvenir : les ouvriers les plus actifs ont été absorbés par les tâches politiques au sein du parti, des syndicats ou/et des appareils de l’État. Surtout, ils se sont enrôlés en masse dans l’Armée rouge, les milices ou la Tchéka.

La guerre civile

 

Durant près de quatre ans (mai 1918 – fin 1921), la guerre civile commençait avec le soulèvement de Koumilov voit se lever une série de mouvements armés contre la République des Soviets. Les premières campagnes blanc-gardistes de l’amiral Koltchak (novembre 1918 à février 1919) sont assez rapidement écrasées par la contre offensive des masses ouvrières avec l’appui des détachements de Kronstadt et de la toute jeune Armée rouge. En août 1918, des contingents anglo-canadiens occupent Bakou, tandis que des unités franco-anglaises épaulent le gouvernement de Koltchak et appuient les arrières de l’armée blanche de Dénikine. Les campagnes militaires de Dénikine, parti de l’ouest de l’Ukraine, atteint Orel (à 300km de Moscou). A peine son armée est elle repoussée que celui-ci cède son commandement à Wrangler, qui contre-attaque à partir de la même région en mars 1920. Son corps d’armée est finalement écrasé à Sebastopol en novembre 1920 par l’action conjuguée de l’Armée rouge, de l’armée d’Ukraine (la Makhnovchina) et de l’auto-organisation des masses en groupes de partisans armés.
A partir de l’automne 1920, des dizaines d’armées paysannes insurrectionnelles se constituent en Sibérie orientale et dans les provins de Tambov et de Voronej ; en janvier 1921, l’armée paysanne de Tambov compte près de 50 000 combattants. Ces insurrections et révoltes paysannes ne seront définitivement éliminées qu’entre la fin de 1921 et le courant de 1922.
De 1918 à 1922, la guerre civile, les famines, le froid font 7 500 000 victimes, alors que la guerre impérialiste en fait moins de 2 millions.

La période du « communisme de guerre » (juin 1918-mars 1921)

Dès mai 1918, c’est la guerre civile : le blocus et l’intervention militaire impérialiste alliée aux insurrections des armées blanches et, jusqu’à la fin de 1921, les révoltes paysannes ; la famine est omniprésente, continuelle de 1917 à 1921.

 

1918 - décembre 1920 : Le « communisme de guerre »

 

À partir de juin 1918, la guerre civile contraint le parti bolchevik à infléchir sa politique. Le "Communisme de guerre" réglemente la production et la consommation dans une "forteresse assiégée". Il organise la guerre sur le front militaire et met en place :
1° la guerre pour la production : une concentration accrue des pouvoirs de décision économiques et politiques, la constitution de grandes unités de production et l’accroissement de la productivité du travail ;
2° la guerre pour le blé : l’accélération du remplacement des formes de répartition et d’échange fondées sur le marché par d’autres formes dont le fonctionnement est assuré par l’Etat (approvisionnement, recensement et contrôle, etc.).
Pour répondre aux nécessités du "communis­me de guerre", l’État soviétique se militarise et s’adjoint, de gré ou de force, tout ce qui est récupérable de l’appareil d’État tsariste ainsi que parmi les techniciens et spécialistes de l’ancien régime bourgeois. Ainsi, l’Armée rouge, organisée par Trotsky à partir de mars 1918, s’édifie largement en continuité avec l’ancien appareil militaire. Son commandement est assuré en partie par des officiers révolutionnaires sortis du rang, mais comporte aussi de nombreux officiers de l’armée tsariste. Trotsky, comme d’ailleurs l’ensemble de la direction bolchevique, a une vision purement "technique", apolitique, des problèmes militaires. Les victoires militaires de la jeune Armée rouge dans laquelle la classe ouvrière s’est engagée en masse attestent le triomphe total du prolétariat sur ses anciens maîtres. Mais cette guerre civile meurtrière de presque quatre années épuise les énergies, saigne à blanc les forces révolutionnaires et bloque les avancées possibles vers le socialisme : toutes ses forces concentrées sur le front militaire, le prolétariat est contraint de s’écarter de la lutte économique, politique et idéologique directe pour le socialisme. Pour le parti bolchevik et l’État soviétique, tout se passe en effet comme si les mesures administratives du pouvaient se substituer au mouvement révolutionnaire des masses.
La militarisation de l’économie et de la société soviétiques durant le "communisme de guerre" renforce le rôle déjà dominant du capitalisme d’État. Il se développe peu à peu au sein du parti et de l’État les germes d’un groupe social aux contours d’abord indécis, mais net quant à son rôle idéologique et politique et sa place dans la division sociale du travail : la direction et l’administration de l’économie, de haut en bas (des commissions et cabinets ministériels au moindre atelier de production). Cette couche bourgeoise naissante prend forme dans l’administration, parmi les fonctionnaires, les "spécialistes-techniciens" et autres "experts ralliés" au nouveau régime, mais aussi chez les responsables d’organes dirigeants du parti, des syndicats, et même des Soviets. Elle tend à s’octroyer une place grandissante au sein des organismes de direction de l’appareil d’Etat soviétique comme au sein même du procès de production : c’est, à brève échéance, un risque de mainmise bureaucratique sur les Soviets, les syndicats et, plus généralement, sur toutes les organisations de masses.
En octobre 1919, au lendemain de la première épuration du parti, le P.C.(b)R. Compte 52%" d’ouvriers (c’est-à-dire que telle a été leur situation à un certain moment), 15% de "paysans" (il s’agit souvent de membres du parti vivant à la campagne) et 32% d’employés et autres. Environ 27% sont dans l’Armée rouge (responsables politiques ou militaires), plus de 53% sont fonctionnaires du gouvernement, 8% fonctionnaires du parti et des syndicats et 11% employés dans l’industrie (un grand nombre y occupent des fonctions administratives ou de direction).

 

Décembre 1920 - mars 1921 : Le "front paysan", la décomposition du prolétariat

 

Pour la paysannerie russe, c’est un double front militaire qui s’est ouvert début 1918. Les paysans se battent en effet des deux côtés à la fois : avec les Rouges contre les Blancs, qui rendraient la terre aux propriétaires fonciers ; contre les Rouges ensuite, pour conserver le grain que les "détachements" viennent prendre. De l’automne 1920 au printemps 1922, des dizaines d’insurrections armées et de révoltes paysannes plus ou moins organisées s’allument. Le bilan économique et social de cette période est extrêmement lourd. Des régions agricoles entières sont dévastées et pillées, les paysans (riches, aisés et moyens) cachent le blé et limitent leur production, le blocus de l’acheminement des matières premières désorganise l’industrie, etc. Pour la classe ouvrière qui a supporté frontalement le choc de la guerre civile, le prix de sa victoire s’avère terriblement élevé. Le nombre des ouvriers a diminué du fait de la guerre, de la famine, ainsi que du retour dans les campagnes consécutif à la désorganisation de l’industrie. On assiste dans les années 1919-1922 à une désintégration partielle du prolétariat : le nombre d’ouvriers d’industrie diminue de plus de la moitié entre 1917 et 1922. La classe ouvrière s’est décomposée dans la guerre civile et s’est transformée en profondeur ; elle n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1917, ni "physiquement", ni politiquement, ni idéologiquement. Le prolétariat est devenu "introuvable" à la fois quantitativement - comme classe sociale - et qualitativement en tant que classe révolutionnaire.

 

C’est dans ce contexte que se situe la grave crise politico-militaire de l’hiver 1920-1921. En plus des révoltes insurrectionnelles de la paysannerie, plusieurs grèves ouvrières isolées et brèves éclatent en février 1921, notamment à Moscou, Petrograd, Smolensk et dans d’autres centres industriels (bassin houiller du Donetz). Ces grèves manifestent essentiellement le mécontentement et le désarroi de la classe ouvrière qui souffre d’un manque de ravitaillement insupportable. À Petrograd, les débrayages durent quatre jours, du 24 au 28 février, et le signal de la reprise du travail est donné par les usines Poutilov, la "forteresse ouvrière" de Petrograd, après l’amélioration du ravitaillement (par des prélèvements sur les stocks de l’Armée rouge). L’insurrection de Kronstadt de mars 1921 constitue le point culminant et l’événement symbolique de cette grave crise. Mais même dans la situation du printemps 1921, la répression militaire sanglante de l’insurrection de Kronstadt par les forces spéciales de la Tchéka est disproportionnée. La marge de négociation avec le Comité révolutionnaire provisoire, composé d’anarchistes, de S.R. de gauche et de bolcheviks, est toujours restée suffisante. Kronstadt représente un aveu de faiblesse du parti bolchevik et du prolétariat révolutionnaire.

 

Dans le même temps, s’effondre l’espoir d’une révolution imminente en Europe occidentale. De 1917 à 1923, plusieurs situations révolutionnaires, insurrections armées (Italie, Allemagne, etc,) et l’instauration de brèves Républiques des Conseils (Bavière, Hongrie) se succèdent, mais toutes sont écrasées.

 

Les autres documents de ce dossier :

 

La révolution bolchevique - 2ème partie : De mars 1921 à fin 1923

 


Annexe : La lutte entre deux voies au sein du Parti bolchevik (1917 - 1923)

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