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Tunisie : 7 ans après la chute de Ben Ali

Il y a 7 ans, une intifada populaire balayait la clique Ben Ali et était porteuse de nombreux espoirs pour les masses tunisiennes. Pourtant, l’essai ne fut pas transformé et la révolte ne déboucha pas sur une révolution. Pourquoi ? Et aujourd’hui, que se passe-t-il ? Partisan Magazine a interviewé l’Organisation de Travail Communiste Tunisie, jeune organisation maoïste, qui donne un éclairage intéressant sur ce qu’il s’est passé et offre résolument des perspectives porteuses d’espoir pour l’avenir.
Cette interview a été réalisée en novembre 2017.

Pouvez-vous nous présenter votre organisation - OTC ?

D’abord, je voudrais remercier l’équipe de Partisan Magazine de nous avoir proposé cette entrevue.
OTC ou l’Organisation de Travail Communiste - Tunisie est une organisation politique communiste marxiste-léniniste-maoïste, fondée le 26 décembre 2013 et déclarée au public le 06 février 2014 lors de la célébration de la première commémoration de l’assassinat du martyr Chokri Belaïd [1]. Lors de la conférence de fondation en 2013, tous les camarades présents (issus de tendances organisationnelles différentes) se sont fixés comme principale tâche de fonder le nouveau parti communiste. Ce dernier devrait se forger, selon notre vision, dans les luttes acharnées des classes populaires contre les classes dominantes, et non pas bâtir ce parti dans le silence comme le préconisent d’autres groupes se déclarant comme maoïstes.
D’autre part, fonder ce parti exige de notre part un approfondissement des connaissances théoriques et idéologiques, de l’innovation et de la créativité révolutionnaire dans les tactiques ainsi que dans le discours politique. Et ce en tenant compte de l’affaiblissement du mouvement communiste au niveau mondial, ainsi que dans la région arabe. Ajouté à cela, les dérives des révisionnistes de droite avec leur vision dogmatique prétendant que la théorie marxiste est établie et qu’il ne manque que les soldats qui vont exécuter les directives du leader suprême.
Actuellement, après 3 ans et demi de luttes révolutionnaires à côté des masses populaires sur les fronts social et économique, et après un travail considérable sur les fronts idéologique et politique, notre premier congrès, tenu en avril 2017, a fixé l’objectif de lancer un appel à tous les communistes, organisations et individus, pour finaliser le processus de fondation du nouveau parti communiste. Cet appel a été adopté par le congrès au bout d’une autocritique du parcours de notre organisation, ainsi que de l’analyse de l’évolution de la lutte des classes en Tunisie et dans la Patrie Arabe à l’ère des révoltes arabes. Un appel motivé par notre volonté de corriger nos défauts et de construire en se basant sur les points forts, ayant permis à notre organisation de rayonner et d’accroître peu à peu son influence dans le camp des révolutionnaires et des masses populaires.

Quelle était la situation au lendemain de la chute de Ben Ali ? La situation était-elle réellement révolutionnaire, c’est-à-dire est-ce que les masses populaires auraient pu prendre le pouvoir ?

Les événements qui se sont succédé entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 ont été une vraie répétition pour une mise en scène révolutionnaire. Mais ce qui a manqué à cette répétition c’était le chef d’orchestre, c’est-à-dire un parti communiste enraciné dans les masses populaires.
Les masses populaires, après une lutte acharnée durant presque un mois, ont réussi à déstabiliser le régime de Ben Ali. Et malgré le soutien politique et militaire (armes, bombes lacrymogènes, matériels de protection pour la police...) fourni par les puissances impérialistes, le régime n’a pu réprimer cette vague révolutionnaire. Ce qui a poussé le dictateur à fuir vers l’Arabie Saoudite le 14 janvier 2011. Les masses populaires soutenues par les partis politiques progressistes et les syndicalistes non corrompus ont poursuivi leur assaut sur ce qui restait du régime afin de l’affaiblir davantage. Et cela en s’organisant dans des « comités de défense des quartiers » et en continuant les manifestations quotidiennes : les masses occupaient les mairies et les municipalités, les forces de répression policières avaient déserté leurs locaux par peur. Sauf les militaires étaient présents pour garder les points stratégiques. Il s’agissait de vrais moments révolutionnaires, avec un haut degré de combativité et des innovations tactiques ingénieuses de la part des masses populaires dans l’optique de dissoudre le parti de Ben Ali et de faire tomber le gouvernement de Mohamed Ghannouchi (Premier ministre de Ben Ali) qui lui avait succédé. Cet objectif fut atteint grâce au fameux sit-in populaire à la place du gouvernement à Al-Kasba, qui a été un réel tournant dans la résistance contre les rescapés du régime Ben Ali.

En effet, les militants des régions qui ont été le théâtre des confrontations les plus féroces avec la police, et où sont tombés la plupart de martyrs (notamment Gasserine et Sidi-Bouzid), avaient marché sur la capitale et ont installé leurs tentes de fortune devant le palais du gouvernement à Al-Kasba, lieu symbolique du régime à cet instant précis. Au cours de ce sit-in, on a vécu une vraie communion entre des révoltés issus de différentes régions, qui se croisaient pour la première fois mais unis par le sacrifice des martyrs, et les militants des forces progressistes et communistes présents et influents dans le sit-in. Pendant les jours qui suivent les militants ont réussi à imposer leur loi et ont poussé le régime à céder partiellement aux attentes populaires. Cherchant à s’en sortir, le régime a proposé un remaniement ministériel partiel faisant intégrer les représentants de partis politiques de l’ancienne opposition et des membres de la bureaucratie syndicale. Ce choix a initialement divisé le mouvement et les propositions furent refusées par les forces les plus influentes ; ce à quoi le régime, soutenu par les nouveaux membres du gouvernement, a riposté par la répression et l’évacuation de la place et l’enterrement du sit-in. Un deuxième sit-in fut organisé quelques jours après, et bien qu’il ait réussi à faire limoger M. Ghannouchi et à imposer le principe d’élire une assemblée constituante, il a dû s’achever par un marché entre la bureaucratie syndicale et certains partis – y compris de gauche – et de nouveaux représentants plus aguerris du régime (Béji Caïd Essebsi choisi par la bourgeoisie pour assurer la période transitoire avant les élections). La fin du deuxième sit-in marqua officiellement le début de la victoire, qui s’accentuera progressivement, de la contre-révolution.

Durant les jours suivant la fuite de Ben Ali la situation fut révolutionnaire, mais les masses populaires n’ont pas pu prendre le pouvoir en l’absence d’un parti de la Révolution, et à cause de la trahison des bureaucrates syndicaux et des partis de l’opposition. Les partis de gauche étaient très faibles et avaient des tactiques divergentes, et parfois contradictoires. Leur principal point en commun était leurs positions mitigées et leur oscillation entre les attentes populaires, les positions de la bureaucratie syndicale, et celles des autres partis d’opposition. Ceci a fini par leur faire perdre l’initiative, et les mettre en position de suivre les masses populaires au lieu de les guider.

Face à de telles circonstances, notre lecture estimait qu’on assistait à une révolte populaire démocratique et non pas à une révolution, et que la tactique à adopter était de poursuivre l’organisation des masses, défendre les acquis de la révolte de décembre/janvier 2011 et de se préparer pour les révoltes à venir. Mais la gauche, et spécialement le PCOT (Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie, le principal parti de gauche constitué à ce moment-là), considérait qu’on était devant une révolution et que la tactique à défendre était celle de l’assemblée constituante.

A l’époque, le mot d’ordre des organisations du Front populaire (comme le Parti des Travailleurs - ex PCOT) était d’appeler à une assemblée constituante. Que pensez-vous de ce mot d’ordre ?

Comme mentionné dans notre réponse à la question précédente, les tactiques de la gauche tunisienne (nous faisons la part entre la gauche et les communistes) ont affaibli la lutte et ont été fatales à sa radicalisation. Non seulement la tactique de l’assemblée constituante, mais aussi l’instauration du Conseil National de Protection de la Révolution (CNPR) avec des forces réactionnaires, comme les Frères Musulmans d’Ennahdha et les partis libéraux du Parti Démocrate Progressiste de Ahmed Néjib Chebbi, le Congrès Pour la République de Moncef Marzouki (futur président) et la bureaucratie de l’Union Générale Tunisienne du Travail. Cette tactique, qui est en accord avec la plate-forme du Front du 18 octobre (très controversé au sein de la gauche tunisienne et décrit comme une déviation révisionniste de droite par les communistes) instauré en 2005 entre le PCOT (souvent prononcé POCT en Tunisie) et ces partis dans le but de conquérir les libertés collectives et individuelles.
Le mot d’ordre de l’assemblée constituante a été adopté par le CNPR, et le deuxième sit-in de Kasba (qui visait initialement à faire tomber le deuxième gouvernement de Mohamed Ghannouchi et imposer les revendications sociales des révoltés) a été instrumentalisé pour pousser le régime à l’accepter. Le PCOT voyait que la situation après la chute de Ben Ali ressemblait fortement à la situation après février 1917 en Russie. Et à part le fait que cette vision n’était qu’une projection mécanique, elle n’avait aucune chance de réussir en raison de l’absence d’une force réelle suffisante sur le terrain (même s’ils avaient essayé d’aller vers le scénario d’Octobre 17, ils auraient échoué).
Ceci a contraint le PCOT a miser plutôt sur son alliance du 18 octobre. C’est pour cela, entre autres, qu’obtenir une majorité dans les élections de l’assemblée constituante, ayant suivi en octobre 2011, ressemblait à une mission impossible. D’une part, il y avait l’inégalité des forces (Ennahdha était de loin la force politique la plus dominante sur le terrain et avait un soutien impérialiste considérable), et d’autre part la division des différentes organisations de gauche (le Front du 14 janvier, qui regroupait plusieurs formations de la gauche tunisienne, a implosé lors des discussions des listes électorales).
La vision erronée de cette gauche trouve ses origines dans sa fascination pour la démocratie bourgeoise, qui l’a amené à convaincre les masses populaires qu’une révolution a été faite en 2011, et que la prochaine étape était de remporter les élections de l’assemble constituante. Ceci a poussé les masses à déserter les rues et les places publiques.

Malgré le fait que notre organisation a vu le jour en 2013, la position de la plupart de nos membres (même s’ils étaient dans des organisations différentes ou étaient indépendants) consistait à boycotter ces élections si la gauche radicale n’y entrait pas unie (chose non réalisée). Et surtout car on considérait que ces élections étaient la première étape du soi-disant "processus de transition démocratique", imposé par les impérialistes et instauré par le gouvernement de Beji Caid Essebsi en mars 2011. De plus, ces élections ne répondaient même pas au minimum de critères requis de transparence et d’indépendance (financements suspects, système judiciaire non indépendant, médias biaisés, etc.) prétendument défendus par les libéraux.
Il semble que la bourgeoisie tunisienne ait réussi à réaffirmer sa domination politique depuis 2011. De quelle manière les classes dirigeantes se sont recomposées depuis ?
Les classes dominantes en Tunisie ne sont pas que la bourgeoisie capitaliste, comme dans les pays capitalistes. Il s’agit plutôt d’une alliance de classe entre la bourgeoisie compradore, la bourgeoisie bureaucratique et les grands propriétaires terriens. Cette alliance a besoin d’un soutien impérialiste pour imposer son autorité et sa domination. Cette relation organique entre ces deux pôles est importante pour l’un comme pour l’autre. Et c’est pour cela que l’impérialisme a besoin d’avoir des agents locaux, dont les intérêts lui sont liés, pour continuer de contrôler ses « nouvelles colonies ».
Par conséquent, la liquidation de la révolte de Décembre/Janvier 2011 exigeait la coordination entre les forces réactionnaires locales et les impérialistes, en dépit de quelques différences tactiques secondaires entre les différents pôles impérialistes. La liquidation du processus de soulèvement arabe était donc inévitable et prenait différentes formes en fonction des intérêts des forces en conflit.
Les soulèvements populaires en Libye, en Syrie et au Yémen ont été rapidement amenées à évoluer vers des guerres civiles réactionnaires, détruisant les patries et transformant les peuples en de misérables réfugiés.
En Égypte et à Bahreïn, c’est la voie répressive qui a été privilégiée. Dans le premier cas, il a fallu renforcer la répression, commencée avec les Frères Musulmans, en la remplaçant par celle d’une dictature militaire plus stable ; alors qu’au deuxième, la monarchie, soutenue par les impérialistes et le voisin réactionnaire saoudien, n’avait même pas besoin de justifier sa répression brutale et aveugle.
Quant à la Tunisie (idem pour le Maroc, partiellement), les principaux outils utilisés pour empêcher la radicalisation des révoltes de 2011 étaient le mensonge de « la transition démocratique », ainsi que l’instauration du plein contrôle impérialiste de l’économie tunisienne à travers les diktats du FMI, et autres institutions financières internationale.
Pour réussir ces plans, il fallait anesthésier les masses en les traînant dans des batailles secondaires et des conflits marginaux, qui les terrorisaient et les poussaient à quitter les lignes de confrontation avec le système, et à s’accommoder du fait établi. Plusieurs acteurs ont contribué à faire passer ces agendas, chacun selon ses intérêts et ses positions de classe, mais les plus importants d’entre eux restent le Mouvement Ennahdha, puis le parti Nidaa Tounes, en plus de la bureaucratie syndicale.
Dans ce même contexte, nous ne pouvons négliger le phénomène croissant du terrorisme après 2011, qui est devenu un acteur majeur dans la politique intérieure (surtout entre 2012 et 2015) et un outil important utilisé par les classes dirigeantes pour imposer son hégémonie.
Après la fuite de Ben Ali la première étape de la restauration du système secoué par la révolte de Décembre Janvier 2011 a été la nomination le 16 Janvier 2011 d’un nouveau gouverneur de la Banque centrale tunisienne. Deux jours seulement après la chute de Ben Ali ! Le choix a été porté sur « Mustafa Kamel Nabli » l’enfant prodige du FMI, dont il a été jusqu’ici le directeur de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. Dès le début, il a mené avec le ministre des Finances et plusieurs autres instances monétaires et financières une bataille pour contrer les appels à la suspension du payement de la dette extérieure, et à la révision des contrats avec les multinationales. Il a également terminé ses fonctions en obéissant aux « Dix Commandements du Consensus de Washington »,hissée au rang de doctrine sacrée par le FMI. Ce dernier a imposé depuis une plus grande dépendance de la Tunisie au système capitaliste mondialisé, à travers la gestion extérieure de sa dette, l’octroi d’innombrables nouveaux prêts, de nouveaux accords de « libre échange », plus de privatisation des institutions publiques et une politique d’austérité ne touchant que les classes populaires.
De façon simultanée, les forces impérialistes mondiales exploraient d’autres pistes. La plus importante fut l’établissement du « processus de transition démocratique » (lors de réunions secrètes tenues en certaines ambassades étrangères après la fuite de Ben Ali) et l’intégration des Frères Musulmans dans la scène politique officielle. Ce scénario privilégié par les États-Unis depuis des années a fait l’unanimité et a été adopté par les puissances étrangères influentes en Tunisie (notamment, les Européens et les Américains) et leurs alliés locaux. Bien qu’une partie de la bourgeoisie bénéficiaire du régime de Ben Ali se soit opposée à cette voix au début, elle a fini par obéir aux ordres des capitales impérialistes, et a tenté depuis de créer de nouvelles alliances avec la force politique émergente, à savoir : le Mouvement Ennahdha.

Après les élections de l’Assemblée constituante en octobre 2011, l’émergence d’une majorité parlementaire sous la direction d’Ennahdha, cette dernière a cherché à imposer sa domination sur l’État et la société. Nous avons donc assisté en cette période à une double lutte : d’une part, entre le régime mis en place après octobre 2011 et les classes populaires affectées par ses politiques, et de l’autre part entre les différentes ailes du même système : entre ses anciens tenants et les nouveaux arrivants.
Ce mouvement dynamique de la société s’est manifesté dans l’organisation de plusieurs protestations et soulèvements dans les zones marginalisées et au sein des groupes sociaux les plus touchés. La réponse du régime à l’époque était plus de répression et de barbarie. Cependant, la Tunisie a connu un tournant important de son Histoire contemporaine avec les assassinats politiques de 2013, qui ont contribué au renversement du gouvernement d’Ennahdha (responsable d’une manière ou d’une autre de ces assassinats) après de gigantesques marches, et mobilisations de masses, dont la plus importante a été la marche du 8 février 2013, lors des funérailles du martyr Chokri Belaïd.

Ces événements ont conduit à la mise en place d’un « Dialogue national » (sous la houlette des puissances impérialistes, représentées par les ambassadeurs du G8) et à un consensus bourgeois sur une nouvelle constitution, renforçant la stabilité du système, mais où les rêves du Mouvement Ennahdha de dominer la scène politique ont été limités. Après ce consensus entre les représentants de l’ancien et du nouveau régime la nomination d’un nouveau gouvernement de « technocrates » a conduit le pays vers de nouvelles élections. Et également vers une nouvelle phase d’accords entre les classes dominantes, sous les auspices de l’impérialisme ; d’autant plus que la situation avant la chute du gouvernement de « la Troïka », menée par Ennahdha, prédisait le pays à de nouvelles explosions révolutionnaires. La seule solution pour la classe dirigeante était d’arriver à des arrangements internes pour la sauvegarde du système.

Mais malgré toutes ces conspirations et magouilles qui ont affaibli le mouvement de protestation, la situation générale, aux niveaux économique, social et politique, indique un potentiel d’explosions ultérieures et de radicalisations des luttes, si un projet politique révolutionnaire réussit à voir le jour.

Aujourd’hui, quelle est la situation économique et politique des masses populaires ?

Au fil des années, les classes populaires (ouvriers, pauvres et petits agriculteurs, les couches inférieures ou précarisées des classes moyennes, chômeurs diplômés etc.) gagnèrent en expérience politique de leurs luttes contre les gouvernements successifs, avec l’intensification du tri politique et social ; et notamment vu la détérioration de la situation économique provoquant la recrudescence des tensions sociales et la montée de perceptions radicales. Mais en l’absence d’alternative politique révolutionnaire claire, les projets populistes, ne différant pas beaucoup de ceux des partis au pouvoir, deviennent plus populaires et endiguent l’enracinement et la radicalisation des luttes.

La situation économique actuelle, se caractérise par la hausse incessante des taux de pauvreté, de chômage et de marginalisation, la vision floue des classes dirigeantes ainsi que leur obsession de mettre en œuvre les diktats du FMI, et en particulier sa nouvelle version des « Réformes structurelles » impliquant l’adoption d’une dure politique d’austérité et d’endettement. Des mesures qui risquent d’empirer davantage la situation économique et de conduire le pays vers une crise économique et sociale sans précédent.

Cependant, le mouvement de masse a connu un saut quantitatif dans ses luttes, en particulier avec les batailles remportées à Kerkennah, Jemna et El-Kamour, où nous avons vu des niveaux de luttes intenses contre les forces de répression policière, accompagnées des prémisses d’une vision radicale, opposée à la domination du régime par rapport aux questions de la propriété de la terre et la gestion des ressources naturelles, en particulier le pétrole au Sud.
Nous avons vu à Jemna la gestion collective de terres (reprises pendant la révolte de 2011) et la répartition de ses bénéfices sous forme de financement de projets de développement local profitant à toute la localité. A Kerkennah et à El-Kamour, nous avons assisté à des batailles intenses contre les multinationales qui pillent la richesse pétrolière et qui étaient défendues par le pouvoir.
En dépit de la haute importance de ces luttes, leur plus grande lacune, les empêchant de remporter des victoires définitives, demeure en l’absence d’un levier politique révolutionnaire. On a même assisté dans certains cas à un refus de « politiser » ces luttes, ce qui témoigne d’une crise de confiance exprimée par les masses populaires à l’égard de toutes les formations politiques, au pouvoir comme celles à l’opposition.
Cette situation a incité les couches populaires à rechercher des issues autres que celles expérimentées ces dernières années. Ceci explique le déclin de la popularité des mouvements Ennahdha et Nidaa Tounes, bien qu’ils maintiennent de forts taux d’intentions de vote aux prochaines élections. Des élections qui devraient connaître un large mouvement d’abstention ou de boycott par la majorité des électeurs, témoignant d’une réelle crise pour le modèle dominant de la « transition démocratique » ; surtout quand on voit la tendance de l’ancien régime, représenté par Nidaa Tounes, à liquider ce qui reste des acquis de « l’Intifadha du 17 décembre », notamment en matière de libertés.

La situation politique et sociale confirme que l’option libérale au niveau économique et politique arrive à une impasse, dans un pays censé fournir un modèle de transition démocratique pacifique réussie au reste de la région. La démocratie représentative, l’alternance électorale et la justice transitionnelle n’ont pas réussi à instaurer un système politique équilibré et stable ; et encore moins l’économie de marché et les directives du FMI se sont avérés incapables de sortir l’économie tunisienne de la crise. Une crise qui s’aggrave, et à laquelle il n’y a d’autre issue que de bâtir une alternative révolutionnaire qui organise les masses et les guide vers la victoire.

On entend dire que beaucoup de jeunes tunisiens ont rejoint Daesh ou d’autres mouvements intégristes. Qu’en est-il vraiment ?

Sans rentrer dans la polémique des chiffres, il est indéniable que beaucoup de jeunes tunisiens ont rejoint différents groupes armés intégristes, participant notamment à la guerre en Syrie. Et ce grâce, entre autres, à la bienveillance du mouvement Ennahdha, quand il avait le pouvoir, à l’égard des courants « salafistes » et les prêcheurs Wahhabites, et par rapport aux réseaux de recrutement. En dépit des intentions et des circonstances, ces jeunes ont essentiellement servi de chair à canon aux puissances impérialistes, et leurs alliés et suppôts régionaux. Ceux-là ont réussi (notamment en Libye et en Syrie) à récupérer le potentiel de révolte de ces jeunes marginalisés endoctrinés pour exécuter leur plan visant à diviser davantage les peuples de la région, sur des bases confessionnelles, voire « sectaires », se débarrasser des forces récalcitrantes et asseoir leur domination.
Le phénomène des groupes terroristes islamiques (Daesh, Ansar al-charia, Front Al-Nosra etc.) est un phénomène particulier qui mérite d’être étudié profondément. Parmi les traits spécifiques de ce phénomène, on peut énumérer :
- Les liens entre ces groupes (ou des membres qui y sont infiltrés) et les puissances impérialistes qui les instrumentalisent dans leurs guerres par procuration. Ceci ne contredit pas la possibilité que ces groupes entrent, en des circonstances particulières, en conflit avec les impérialistes ou leurs alliés régionaux, à la recherche d’un meilleur positionnement sur la carte du système.
- Des liens économiques avec les réseaux de contrebande, et du financement provenant de milieux proches des monarchies du pétrodollar au Golfe Arabo-persique (et de certains « seigneurs de la guerre » en Libye ...). Ce qui constitue une sorte d’ascenseur social et « moral » pour une partie des classes dominées, essentiellement pour les différentes couches du Lumpen prolétariat.
- Des groupes très organisés qui visent la population et les États réactionnaires par une guerre dans le domaine militaire, ainsi que par une propagande médiatique très sophistiquée et efficace basée sur l’emploi populiste des croyances religieuses et des contradictions entre les masses et le système de pouvoir.
Le terrorisme à référence « islamique » est considéré comme l’un des aspects les plus féroces de l’attaque du système impérialiste contre les acquis des peuples. Il est donc nécessaire de mener une résistance efficace à ce fléau, en comprenant en profondeur le phénomène, analyser sa composition et examiner son évolution selon la spécificité de la lutte dans chaque pays. Cette lutte devrait se baser sur l’indépendance du programme de la classe ouvrière, car le système tente d’exploiter le terrorisme afin de préserver ses intérêts et renforcer son contrôle sur toutes les classes de la société.

L’influence de la France (en Tunisie) est-elle perceptible ?

Certes, l’influence, ou plutôt l’hégémonie, française est très manifeste dans les différentes politiques du régime en Tunisie : économique, culturelle, relations extérieures etc. Cette hégémonie n’est pas née d’aujourd’hui ; elle est en continuité avec la période de colonisation directe. La France coloniale n’aurait pas quitté son ancienne colonie sans la garantie des nouveaux dirigeants tunisiens de poursuivre les mêmes principales politiques.
La politique étrangère du régime impérialiste français est basée sur le maintien de zones d’influence. Ces zones permettent à la bourgeoisie française de faire fonctionner le processus du pillage des ressources et richesses des pays du Sud (notamment en Afrique). Cela consiste d’abord à garantir l’approvisionnement du marché français en matières premières bon marché, d’avoir à portée de main une force de travail aisément exploitable par les industries délocalisées et souvent polluantes. Une exploitation rendue possible grâce aux salaires misérables permis par les lois de travail locales. Ces lois, et bien d’autres (tel que la loi de 1972 sur les sociétés dites « non résidentes » en Tunisie) promulguées par les bourgeoisies compradores, assurent au capital français et européen, non seulement un marché de consommation pour écouler le surplus de sa production, mais également un vrai « paradis fiscal » lui permettant de profiter de primes et d’exonérations fiscales pour produire à des coûts modiques, et de générer des gains colossaux sans l’obligation de les réinjecter dans le cycle de production local.
L’un des exemples les plus frappants de ce pillage de richesses est celui exercée par COTUSAL, une société française d’extraction de sel profitant d’un accord datant de l’époque coloniale en 1949 (l’exploitation au prix d’un franc par hectare par an !). Un accord revu trois fois depuis « l’indépendance » sans jamais y changer le prix d’exploitation. Et bien que cet accord fût exposé au public par des militants patriotes à l’occasion de la discussion de la question de la souveraineté sur les ressources naturelles à l’Assemblée Constituante, et malgré l’intérêt médiatique et l’indignation populaire, rien n’a été changé. Le gouvernement de Mehdi Jemâa (ancien employé d’une filiale de la société Total) soi-disant Premier ministre « technocrate » à l’époque avait prétexté de l’impossibilité de modifier la convention avant 2029. Une affaire qui montre à elle seule l’ampleur de la complicité d’une grande partie des politiciens au pouvoir, et de la bourgeoisie locale, avec les intérêts des bourgeoisies impérialistes, française en particulier. 

L’ingérence française a toujours été palpable de différentes façons. On peut par exemple rappeler la tristement fameuse déclaration de la ministre française des Affaires étrangères Michèle Alliot-Marie, en pleine répression meurtrière de la révolte de janvier 2011, où elle mettait « le savoir-faire sécuritaire » français à la disposition des forces policières de Ben Ali. Cette ingérence a depuis le 14 janvier est traduite par ces ambassadeurs à qui le régime en place permet de faire tout et n’importe quoi. C’était le cas de Boillon en 2011, et c’est également le cas de Poivre d’Arvor, l’actuel ambassadeur que les Tunisiens nomment : « le nouveau résident général ». Ce dernier intervient sans cesse dans les affaires intérieures, effectue des visites aux partis politiques, aux institutions publiques (y compris l’interruption de cours d’écoliers en classe provoquant la protestation des syndicats d’instituteurs) et se permet de donner son avis sur tout.
Une attitude qui montre à quel point les régimes tunisiens et arabes sont compromis avec les puissances impérialistes mondiales, qui leur assurent leur soutien en contrepartie de la garantie de leur domination. Face à cette union qui nuit à nos peuples respectifs, il n’y a qu’une seule issue possible : tisser des liens forts, organiser des actions communes et créer une vague de solidarité entre les peuples, et entre les forces révolutionnaires dans le monde. Seule l’union des peuples opprimés et des travailleurs est capable de changer l’équilibre des forces avec la bourgeoisie impérialiste française. Celle-là même qui exploite et appauvrit les travailleurs français et immigrants, est une grande alliée des classes dirigeantes en Tunisie et dans les pays arabes. Tout effort révolutionnaire visant à faire tomber cette alliance tyrannique ne peut que servir l’intérêt des forces révolutionnaires dans le monde entier. Camarades et amis français, ou vivant en France, brandissons ensemble le slogan : "Travailleurs du monde et peuples opprimés unissez-vous !", et commençons dès lors à coordonner nos efforts, et développer des actions de résistance commune contre l’impérialisme et ses valets.

Quelle est la situation et quelles sont les perspectives d’OTC ?

Comme déjà mentionné dans la réponse à la première question, l’Organisation de Travail Communiste - Tunisie cherche en cette étape de l’histoire de notre pays à bâtir un vrai Parti Communiste. Cette tâche découle d’une vision de la réalité tangible et du constat d’une déficience majeure observée lors du soulèvement populaire en 2011, qu’est l’absence d’un parti communiste révolutionnaire.
La construction de ce parti doit s’effectuer au sein des luttes de classes et à de multiples niveaux : idéologique, politique et autres. Nous devons nous tenir à cette condition afin de ne pas reproduire les erreurs de l’ancienne gauche marxiste tunisienne, qui était essentiellement une gauche syndicale. D’autre part, notre lecture de la nature de la société Tunisienne et Arabe en générale, inscrit la construction de ce parti dans une vision octroyant une importance capitale au tissage de liens forts avec les communistes des pays arabes ; et ce dans la perspective de la construction d’organisations révolutionnaires qui guident les luttes du peuple arabe, en alliance avec les peuples opprimés et les travailleurs du monde entier, vers la libération et le socialisme.

[1Avocat et dirigeant du Parti unifié des patriotes démocrates, une des composantes du Front Populaire de Tunisie. Il est assassiné le 6 février 2013.

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