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1870 : La classe ouvrière cherche à construire son Parti - E. Varlin, un portrait (3)

Partisan N°198 - Novembre 2005

Eugène Varlin, infatigable militant ouvrier dont nous avons pu apprécier les qualités d’organisateur, de propagandiste, et même de féministe, réalise, comme
ses camarades de lutte, que l’organisation dont ils ont besoin n’aura peut-être pas le temps d’être construite.

Sous la pression du peuple de Paris, la République est proclamée le 4 septembre 1870. Pris à son propre piège dans une guerre qu’il a voulue, l’Empire de Napoléon III est déchu. Mais c’est maintenant une poignée de politiciens bourgeois qui prend le pouvoir, alors que le peuple veut une République « sociale » capable de chasser l’envahisseur prussien. Cette nouvelle situation est faite d’espoirs et de dangers. Aussi, le 11 septembre 1870, le Conseil général de l’Internationale [1], qui siège à Londres, recommande aux ouvriers parisiens de profiter « calmement et résolument de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe » [2].

UNE CONCLUSION CAPITALE. Eugène Varlin, membre de l’AIT, partage les orientations du Conseil général. Il oeuvre pour que les ouvriers parisiens prennent en main leur destin. Il n’est pas seul bien sûr, mais peu sont convaincus que les ouvriers doivent s’organiser indépendamment des courants petits-bourgeois, même radicaux ; ni qu’il faille associer la lutte contre l’envahisseur prussien à celle pour l’émancipation des travailleurs. Un an plus tard, à Londres, les délégués de la même Internationale estimeront qu’une « réaction sans frein (…) étouffe par la violence tout effort d’émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les différences de classe et la domination politique des classes possédantes qui en résulte ». En conséquence, ils affirmeront que « contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ; (…) cette constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes ». [3]

Pour en arriver à une telle conclusion, il a fallu que le mouvement ouvrier subisse une terrible épreuve : l’anéantissement dans le sang du premier gouvernement qu’il mit sur pied, la Commune de Paris.

NÉCESSITÉ D’UNE ORGANISATION… Laissons Varlin un moment pour observer ce qui se passe. Depuis les années 1860, en France, le mouvement ouvrier révolutionnaire a pris conscience de sa force, au point qu’« à la veille de la guerre de 1870, il y a, confuse encore, mais cependant lancinante, l’aspiration à un parti socialiste-révolutionnaire. Ce besoin se faisait donc sentir. Entre l’apolitisme de tradition proudhonienne [4] et un ‘parti’ républicain dominé par des petits bourgeois démocrates et des bourgeois libéraux, les ouvriers révolutionnaires éprouvaient la nécessité d’une organisation qui fut la leur. » [5]

…MAIS CONFUSION TOTALE. Le mouvement ouvrier est constitué de nombreux et fluctuants courants. Il y a ceux pour qui le souvenir de la Révolution Française est encore vif ; ceux qui ont vécu les événements de 1848 (comme aujourd’hui on parlerait des soixante-huitards) ; il y a les nombreux adhérents de l’Internationale qui sont loin d’être d’accords entre eux ; les membres des sociétés ouvrières, ancêtres de nos syndicats, oscillant entre corporatisme et lutte de classe,… Et tout çà se partage en proudhoniens, fouriéristes, blanquistes, communistes,… Toutes ces associations « ouvrières », « révolutionnaires », « radicales », sont en étroites relations. Leurs militants passent de l’une à l’autre, agissent dans l’une et l’autre. Les locaux de l’AIT abritent la plupart d’entre elles. On a du mal à distinguer les groupes les uns des autres ni à clarifier le pourquoi ou le but de chacun d’eux.

La nécessaire bataille d’idées, source de clarification et d’unité pour les révolutionnaires, n’aboutit pas vraiment [6]. C’est un méli-mélo de volontés d’unir, et de s’unir tout en « marquant son terrain ». Ce chassé-croisé opère à la fois sur le terrain organisationnel mais également sur le terrain des idées. « C’est cette confusion qui, dans de nombreux cas, amène le prolétariat à recourir à l’idéologie petite-bourgeoise, qui est en 1871 périmée et largement dépassée (même en ce qui concerne les intérêts propres de cette petite bourgeoisie) et ne s’adapte pas aux intérêts de classe des ouvriers. » [7]

PATRIOTISME ET RÉVOLUTION. La situation, bien évidement, donne naissance à une nouvelle contradiction : il n’est pas facile de faire la part des choses entre l’urgence d’assumer la lutte contre les prussiens — alors que le gouvernement, lui, négocie [8] — et la lutte pour « un monde meilleur » auquel aspirent les travailleurs.

Ainsi, par exemple, des affrontements politiques apparaissent lorsqu’on apprend que les troupes d’occupation prussiennes doivent défiler dans Paris début mars 71. Les faubourgs ouvriers s’arment, les bataillons de la garde nationale sont prêts à engager le combat contre les prussiens, mais il faut le poids de militants reconnus du peuple tels Vallès ou Varlin, le poids également du Comité central de la garde nationale pour éviter le pire : l’écrasement des ouvriers par les prussiens [9]

« Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l’ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée » [10] avertit déjà Marx presque six mois avant…

On mélange les buts, les moyens, les priorités. Comment construire une organisation, trouver à manger — car le Siège de Paris et l’hiver 70 sont terribles —, lutter contre l’envahisseur, isolés dans la capitale, tout en sachant que, lui aussi, l’ennemi — la classe bourgeoise alliée aux anciennes classes possédantes — se prépare, avec l’aide des Prussiens ?

Varlin a compris que le temps presse. Il pressent le danger mortel que représente la bourgeoisie pour la classe ouvrière. Et pour lui, même s’il s’attelle à cette tâche, il semble qu’on n’aura pas le temps d’édifier cette organisation. Là encore, cette vision des choses rejoint celle de Karl Marx qui, très préoccupé par l’absence de préparation des ouvriers parisiens, envoie un militant de l’AIT, Seraillier, avec pour mission de conseiller « un renforcement de l’organisation, n’envisageant une action que plus tard lorsque, l’organisation étant acquise, les circonstances seront favorables » [11] .

Le 5 septembre 1870, Varlin rentre de Belgique où il s’était réfugié pour échapper à la répression. Et, déjà, il va là où les masses sont, là où le peuple est en armes. Il s’enrôle dans la Garde nationale [12].

« Notre révolution à nous n’est pas encore faite, écrit-il, et nous la ferons lorsque, débarrassés de l’invasion, nous jetterons révolutionnairement les fondements de la société égalitaire que nous voulons. » Pour lui, « Paris assiégé par le roi de Prusse, c’est la civilisation, c’est la révolution en péril. Nous voulons défendre Paris à outrance. » [13]

Dès la chute de l’Empire, s’engage une course de vitesse — en réalité une course à mort, entre la classe bourgeoise et la classe ouvrière. Nous verrons la prochaine fois comment cette dernière, avec Varlin parmi les plus clairvoyants encore une fois, a tenté de gagner la course. Nous verrons que les ouvriers révolutionnaires ont cherché, presque instinctivement, à construire un « parti » — Internationale ? Comités de vigilance ? ou Garde nationale ? —, confondant encore la notion de « cause » avec celle d’« organisation », sans apparemment arriver à leur but, mais aussi que sont apparues plusieurs maifestations de contre-pouvoir (ou double pouvoir) annoncant l’insurrection de la Commune.

Thierry Dufrenne

Voir aussi les autres volets du portrait d’Eugène Varlin :
- Eugène Varlin et la cause des femmes
- Gare au bouillon rouge

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