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Marx, Engels et Lénine ont critiqué la Commune

Partisan Magazine N°17 - Juin 2021

Il y a quatre ans, notre calendrier révolutionnaire indiquait : centenaire de la révolution russe. Cette année marque les 150 ans de la Commune de Paris. Il est largement admis que la victoire politique de 1917 n’aurait pas été ce qu’elle a été sans l’expérience et le bilan critique de l’échec de la révolution de 1905, et avant elle, de la Commune de 1871.

« Nous nous appuyons tous sur la Commune dans le mouvement actuel », écrit Lénine en 1905 [1]. Or cette expérience historique est à la fois positive et négative, et le bilan, partagé. Le travail principal des communistes et progressistes est de faire connaitre et de défendre le premier pouvoir ouvrier, étouffé par des murs de silence et recouvert de monceaux de calomnies et de déformations. Mais Lénine écrivait aussi en 1905 [2] :
« Plus la Commune de Paris de 1871 nous est chère, moins il nous est permis d’y faire référence en nous dispensant d’examiner ses fautes et les conditions particulières dans lesquelles elle se trouva placée. Agir de la sorte serait suivre l’exemple absurde des blanquistes, raillés par Engels, et qui canonisaient (dans leur « manifeste » de 1874) la moindre action de la Commune ». Plus elle nous est chère, et plus ses défauts (subjectifs) et ses difficultés (objectives) nous concernent.

Ces dernières, les difficultés rencontrées, ne peuvent non plus rester la seule explication du cours tragique des événements. Comme Marx l’affirmait dès 1845 dans la troisième thèse sur Feuerbach [3], « la doctrine matérialiste », pour laquelle « les hommes sont les produits des circonstances », ne doit pas faire oublier « que ce sont précisément les hommes qui modifient les circonstances » par leur « pratique révolutionnaire ».
Notre lecture du passé, par conséquent, doit garder en permanence un œil critique, analytique, scientifique.

Les erreurs de la Commune dénoncées par Marx et Engels sont bien connues, même si, parce que ce n’est pas l’aspect principal, on s’y attarde peu. C’est, en tête de liste, de n’avoir pas « marché aussitôt sur Versailles », et de ne s’être pas « emparé de la Banque de France ». Deux erreurs importantes qui s’inscrivent dans les deux domaines des grandes réalisations de la Commune : les « mesures politiques » et les « mesures économiques », selon le découpage du « plan de conférence sur la Commune » de Lénine » de 1905, déjà cité (Note 1). Le dirigeant bolchevik note, aux côtés de quatre grandes mesures économiques deux erreurs :

« On ne s’est pas emparé de la banque. La journée de travail de 8 heures n’a pas été instituée ».

Dans les « mesures politiques », en tête desquelles il place l’abolition de l’armée permanente, Lénine ne mentionne pas ici le défaut d’offensive sur Versailles. Mais à la page précédente, il écrit : « Les canons enlevés à la garde nationale, le 18 mars 1871… La guerre civile a commencé entre la Commune de Paris et le gouvernement de Versailles ». Et il souligne : « La guerre civile a commencé ».
Il ne fait que reprendre le titre, « La guerre civile en France », et l’interprétation des faits de Marx dans sa longue et célèbre adresse à l’Association Internationale des Travailleurs [4] :

« Dans son horreur de la guerre civile où Paris allait être entrainé », écrivait Marx, « le Comité Central garda la même attitude purement défensive, en dépit des provocations de l’Assemblée, des usurpations de l’exécutif et d’une menaçante concentration de troupes dans Paris et ses environs. C’est Thiers qui ouvrit donc la guerre civile en envoyant Vinoy à la tête d’une foule de sergents de ville et de quelques régiments de ligne, en expédition nocturne contre Montmartre… ».

Une « attitude purement défensive » : voilà qui pourrait s’appliquer aussi au domaine économique et au respect de la Banque de France. Mais Marx, poursuivant son récit, précise sa critique [5] :
« Les hommes de l’ordre, les réactionnaires de Paris, tremblèrent à la victoire du 18 mars. Pour eux c’était le signal du châtiment populaire qui arrivait… Leur panique fut leur seule punition. Même les sergents de ville, au lieu d’être désarmés et mis sous les verrous comme on aurait dû le faire, trouvèrent les portes de Paris grandes ouvertes pour aller se mettre en sûreté à Versailles. Les hommes de l’ordre non seulement ne furent pas molestés, mais ils eurent la faculté de se rassembler et d’occuper plus d’une position forte au centre même de Paris. Cette indulgence du Comité Central, cette magnanimité des ouvriers armés, si étrangement en désaccord avec les habitudes du « parti de l’ordre », celui-ci les interpréta à tort comme des symptômes d’un sentiment de faiblesse ».

« Indulgence » et « magnanimité » sont des qualifications habituellement positives. Elles sont pourtant malvenues dans la situation d’une guerre civile qui « a commencé ». Même nourries éventuellement par un sentiment de force, et non de faiblesse, elles vont de pair avec une « attitude purement défensive » interprétée comme une faiblesse.

Marx évoque ensuite la manifestation réactionnaire, mais pacifique, dans Paris le 22 mars ; puis celle, armée, du 24 mars. Et il commente [6] :
« Dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée par Thiers avec sa tentative d’effraction nocturne à Montmartre, le Comité Central connait, cette fois, une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement sans défense, et en ne mettant pas ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux. Au lieu de cela, on permit encore au parti de l’ordre d’essayer sa force aux urnes, le 26 mars, jour de l’élection de la Commune. Ce jour-là, dans les mairies de Paris, ses membres [les membres du parti de l’ordre] échangèrent de douces paroles de réconciliation avec leurs trop généreux vainqueurs (les Communards), en grommelant du fond du cœur le serment de les exterminer en temps et en lieu. Maintenant considérez le revers de la médaille. Thiers ouvrit sa seconde campagne contre Paris au commencement d’avril. Le premier convoi de prisonniers amené à Versailles fut l’objet d’atrocités révoltantes… ».

Marx critique encore le décret du 7 avril ; le fait de proférer, en simple « menace vaine », celle de représailles sur les prisonniers. Mais surtout, notez que, s’il ne critique pas en soi l’initiative d’une consultation électorale, il la critique indirectement, et ceci de deux manières ; comme moyen laissé à l’ennemi d’affirmer, voire d’affermir, sa présence ; deuxièmement comme substitut à l’urgence de l’heure, une offensive contre l’état-major de cet ennemi. Quoi qu’il en soit, même si l’erreur n’était que tactique, l’organisation de cette élection constituait bien, à ce moment, une grave erreur politique. Marx oppose les deux initiatives : « …ne marchant pas aussitôt sur Versailles… Au lieu de cela, …aux urnes, le 26 mars… ».

Nos vénérables ancêtres Marx et Engels vont plus loin, et, s’agissant d’erreurs, posent la question de leurs origines, et de leurs responsables.

Dans La guerre civile en France [7], Marx évoque simplement « quelques hommes » qui « ont gêné… l’action réelle de la classe ouvrière ».

« Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hommes d’une tout autre trempe ; quelques-uns sont des survivants des révolutions passées dont ils gardent le culte ; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possèdent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage reconnus, ou par la simple force de la tradition ; d’autres sont de simples braillards, qui, à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréotypées contre le gouvernement du jour, se sont fait passer pour des révolutionnaires de la plus belle eau. Même après le 18 mars, on vit surgir quelques hommes de ce genre, et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan ».

Engels, dans son Introduction rédigée en 1891 [8], pense qu’il est possible et utile d’en dire plus.

« Si aujourd’hui, vingt ans après, nous jetons un regard en arrière sur l’activité et la signification historique de la Commune de Paris de 1871, il apparait qu’il y a quelques additions à faire à la peinture qu’en a donnée La Guerre civile en France. Les membres de la Commune se divisaient en une majorité de blanquistes, qui avait déjà dominé dans le Comité central de la garde nationale, et une minorité : des membres de l’Association Internationale des Travailleurs se composant pour la plupart de socialistes proudhoniens… Ainsi s’explique que… bien des choses aient été négligées, que, selon notre conception d’aujourd’hui, la Commune aurait dû faire… Il va sans dire que la responsabilité des décrets économiques de la Commune, de leurs côtés glorieux ou peu glorieux, incombe en première ligne aux proudhoniens, comme incombe aux blanquistes celle de ses actes et de ses carences politiques. » « Mais le plus merveilleux encore, c’est la quantité de choses justes qui furent tout de même faites par la Commune composée de blanquistes et de proudhoniens ».

Dans son plan de conférence, Lénine, arrivant à la semaine sanglante, a ces quelques mots [9] : « Echec. Insuffisances dans l’organisation ». Il venait de noter : « Tendances de la Commune : a) blanquistes. Déjà en novembre 1880, Blanqui condamne, dans « Ni Dieu ni maître », la théorie de la lutte des classes et la distinction entre les intérêts du prolétariat et les intérêts de la nation (ne sépare pas les ouvriers de la bourgeoisie révolutionnaire). b) proudhoniens (mutualistes) « organisation d’échange et de crédit ». Il ajoute cette phrase remarquable : « L’instinct révolutionnaire de la classe ouvrière se manifeste malgré les théories erronées ».

Quelques survivants et quelques braillards, disait Marx. Ce qualificatif de « braillards », il l’utilisait déjà dans sa correspondance avec son camarade Engels dans les années 1850 pour désigner ces révolutionnaires européens de 1848 ne vivant plus que de « déclarations stéréotypées ». Ils avaient même trouvé un surnom pour désigner entre eux ces révolutionnaires en paroles : les crapauds. Non pas des grenouilles qui veulent se faire aussi grosses qu’un bœuf, mais des crapauds qui coassent à la mesure de leur impuissance.

Quant aux « survivants des révolutions passées », ce sont tous ceux qui assurent la continuité avec 1789, alors que toute la démarche de nos deux illustres barbus est de montrer la rupture.

De la Commune, Marx résume l’essentiel ainsi [10] : « Son véritable secret, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du Travail ». Et Engels, à la fin de son Introduction [11] : « C’était la dictature du prolétariat ».

Mais lisons ce paragraphe de Lénine jusqu’au bout (voir Note 2) :

« Plus la Commune de Paris de 1871 nous est chère, moins il nous est permis d’y faire référence en nous dispensant d’examiner ses fautes… Que dira le conférent à l’ouvrier qui l’interrogera sur cette « commune révolutionnaire » ? …Il ne pourra lui dire qu’une chose : c’est que l’histoire connait sous ce nom un gouvernement ouvrier qui, à l’époque, ne savait ni ne pouvait distinguer entre les éléments des révolutions démocratique et socialiste, qui confondait les tâches de la lutte pour la république avec les tâches de la lutte pour le socialisme, qui ne parvint pas à mettre sur pied une offensive militaire énergique contre Versailles, qui commit la faute de ne pas s’emparer de la Banque de France, etc. En un mot, …vous devrez répondre : ce fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre. Belle réponse, en vérité ! »

Et Lénine souligne : « comme ne doit pas être le nôtre ». Surprenant ? Mais les bolcheviks auraient-ils pris le pouvoir, et l’auraient-ils gardé, s’ils n’avaient pas aussi eu conscience des limites et des erreurs du passé ? S’ils n’avaient pas été marxistes et léninistes, au lieu d’être bakouninistes et proudhoniens ?

[1Lénine, tome 8, p206

[2Lénine, tome 9, p77, Deux tactiques, ch.10

[3Marx, Engels, Œuvres choisies, tome 1, p8

[4Marx, Engels, Œuvres choisies, tome 2, p224

[5Ibid. p.226-7

[6Ibid. p228

[7Ibid. p243

[8Ibid. p196

[9Lénine, tome 8, p204-5

[10Marx, Engels, Œuvres choisies, tome 2, p236

[11Ibid. p200

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