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Nouvel antisémitisme des quartiers populaires ou vieil antisémitisme français 2.0 ?

Partisan Magazine N°23 - Juin 2024

Le vieil antisémitisme européen est toujours bien vivant

A l’origine, l’apparition de l’antisémitisme européen est liée à l’histoire religieuse biblique et à la responsabilité supposée des Juifs dans la mort de Jésus. Durant tout le Moyen-Age, les Juifs sont des parias, des traîtres dont on se méfie, soupçonnés d’empoisonner les puits et d’être responsables des épidémies, d’être des assassins rituels d’enfants… Interdits de posséder la terre, d’être paysans et de « gagner leur pain à la sueur de leur front » comme les « bons » chrétiens, on les décrit comme faibles, lâches et efféminés. Condamnés à des tâches jugées impures mais nécessaires, comme le prêt d’argent, on les décrit comme avides et avares.

Avec l’apparition du capitalisme au XIXème siècle, l’antisémitisme se met à jour. La grande crise économique de 1876 et des années suivantes, qui a plongé une partie des artisans et des petits patrons dans la misère est vue par Lénine comme une étape importante de la fusion du capital industriel et du capital bancaire dans un seul capital financier, avec le développement de l’actionnariat. Les antisémites français ont une tout autre vision de cette crise : ils opposent le bon capitalisme « productif » (familial, national et « aryen ») au mauvais capitalisme financier (anonyme, cosmopolite et « juif »). Cette propagande leur permet de se constituer une base sociale dans la petite bourgeoisie urbaine en voie de déclassement, qui votait jusque-là à gauche. Après les usuriers du Moyen-Age, les Juifs sont désormais assimilés à la « banque » et au capitalisme financier.

En 1903, des antisémites russes et ukrainiens commencent à faite circuler Les protocoles des sages de Sion, un plan de domination mondiale attribué à une mystérieuse organisation secrète juive mais en fait fabriqué par un faussaire payé par la police politique du tsar, Mathieu Golovinski. Celui-ci a longtemps séjourné en France et s’est inspiré de textes français pour rédiger les Protocoles. On y retrouve une sorte de scénario de l’antisémitisme moderne, conçu pour discréditer les bolchéviques, mais réutilisé depuis contre les féministes et les mouvements LGBT+, : des agitateurs et agitatrices juifs et juives cherchent à détruire les solidarités traditionnelles en dressant les ouvriers contre leurs patrons (variantes possibles : les femmes contre leurs maris et les enfants contre leurs parents), pour mieux détruire la société et isoler les individus, afin de les livrer sans défense au pouvoir de la « finance juive ».

On a là le socle de l’antisémitisme moderne : la représentation de marionnettistes manipulateurs et cachés, dont l’ambition serait de contrôler le monde par la finance cosmopolite.

Les figures d’un complot imaginaire

Pour des antisémites comme Alain Soral, il y a à la tête du judaïsme une société secrète, liée par des rituels inquiétants et dont certains membres font en plus semblant de n’être pas juifs comme le banquier Claude Schwab (fondateur du forum de Davos) ou Bill Gates. L’équivalent de la légende des Illuminati pour les Francs-maçons.
Pour la France le représentant de la secte serait l’économiste Jacques Attali. Longtemps conseiller de François Mitterrand puis de Sarkozy, Attali a publié un certain nombre d’essais ou il cherche à prévoir ce que sera l’avenir des sociétés capitalistes. Les antisémites pensent trouver dans ses livres le programme de la société secrète : la création d’un Etat mondial qui détruirait toutes les valeurs traditionnelles, et notamment la famille, pour mieux préparer la fin du monde.

Tout cela n’est pas marginal. Le film « Hold-Up » du chrétien intégriste Barnerias consacré au Covid a fait trois millions de vues la première semaine de sa sortie en novembre 2020 et 12,5 millions dans les six mois suivants. Le film utilise des anciennes images d’Attali pour accréditer l’idée que la crise du Covid a été provoquée artificiellement pour créer un gouvernement mondial. Toute la deuxième heure du film est consacrée à dresser une liste de coupables presque tous d’origine juive.
Enfin, si Attali est plus connu en France, la bête noire de l’extrême-droite internationale reste le milliardaire spéculateur et philanthrope George Soros connus pour ses dons en faveur de diverses associations de minorités discriminées, y compris d’ailleurs d’associations palestiniennes.

L’antisémitisme européen à la conquête des quartiers populaires

L’influenceur antisémite Alain Bonnet, dit Soral, qui se définit comme « national-socialisme » a fondé la société Kontre Kulture qui a réédite les classiques de l’antisémitisme français et européen. Il les a aussi vulgarisés dans des vidéos qui ont fait des millions de vues. Membre un temps de la direction du FN au milieu des années 2000, il a influencé la propagande du mouvement en 2007 en conseillant au père Le Pen de se rendre à Argenteuil et de s’adresser aux électeurs des quartiers populaires issus de l’immigration post-coloniale. Il est aussi considéré comme l’inspirateur de l’affiche « nationalité, immigration, ascenseur social, laïcité : ils ont tout cassé » qui mettait en scène une jeune femme métisse présentée comme électrice de Le Pen. Pour séduire l’électorat des quartiers populaires, il peut instrumentaliser la question de la Palestine (comme au élections européenne de 2009, quand il a conduit avec Dieudonné une « liste antisioniste » soutenue par l’Iran), mais aussi la défense de soi-disant « valeurs traditionnelles » menacées.
On sait qu’à partir de 2003, Soral se rapproche de l’ex-humoriste devenu politicien Dieudonné qui va lui faire bénéficier de sa popularité et lui servir de brise-glace. Là où le discours de Soral est truffé de références ésotériques à la tradition antisémite européenne du XIXème et du XXème siècle, Dieudonné résume le message sous formes de sketchs compréhensibles par tout le monde, agrémentés de « clins d’œil » d’inspiration nazie comme la fameuse quenelle.
Aujourd’hui, les nouvelles générations connaissent plus un de leurs anciens proches : Stellio Capo Chichi dit Kémi Séba, que sa récente déchéance de nationalité (pour cause d’engagement pro-russe) a mis sous les feux de l’actualité. Kémi Séba s’adresse plus particulièrement aux africains francophones et à la diaspora africaine en Europe. Complètement aligné sur l’impérialisme russe, Séba dénonce dans l’impérialisme moins un système de prédation économique qu’une volonté de détruire la culture africaine par des « innovations » telles que le féminisme et le mouvement LGBT. Par ailleurs, Kémi Séba se réclame d’une autre tradition de l’antisémitisme : la Nation of Islam, le mouvement afro-américain d’Elijah Muhammad (1897-1975) puis de Louis Farrakhan (né en 1933). Alliés aux suprématistes blanc du Ku Klux Klan, ils ont dénoncé les Juifs et les Juives comme les véritables responsables de l’esclavage. Leur idéologie reste influente dans le Rap US, et Kémi Seba a contribué à l’importer dans le Rap français (par exemple chez Freeze Corleone).
Enfin, il faut souligner que ces influenceurs antisémites ont un certain succès dans le prolétariat d’origine européenne des campagnes, et ont essayé d’utiliser les gilets jaunes et les manifestations antivax pour renforcer leur influence.

De la propagande de haine au passage à l’acte criminel

Depuis une vingtaine d’années, l’antisémitisme tue de nouveau en France. Le 13 février 2006, le corps agonisant d’Ilan Halimi était retrouvé après avoir été torturé à mort durant des semaines. Il avait été kidnappé « parce que les Juifs ont de l’argent ». De même, en mars 2018, quand Mireille Knoll, 85 ans, est séquestrée, frappée, poignardée et brûlée par deux marginaux alcoolisés qui veulent lui faire avouer l’existence d’un magot imaginaire, c’est un acte antisémite. De même qu’en décembre 2017, toujours dans le 11ème arrondissement de Paris, quand Sarah Halimi est défenestrée par son voisin Kobili Traoré qui l’accuse d’être un démon et d’avoir provoqué ses troubles mentaux par sorcellerie, c’est un acte antisémite. De même que les massacres de l’école Ozar Hatorah de Toulouse en mars 2012 par Mohamed Merah et de l’Hyper-Cacher de la Porte de Vincennes en décembre 2015 par Amedy Coulibaly, revendiqués au nom de Daesh ou d’al Qaeda sont des actes antisémites.
A chaque fois, l’Etat français semble prendre ces meurtres très au sérieux, d’autant que contrairement à d’autres crimes racistes, ils n’impliquent pas des policiers. De plus, les meurtriers sont, pour une majorité d’entre eux issus de familles musulmanes. Les politiciens bourgeois peuvent donc utiliser ces crimes pour développer leur discours islamophobe sur « le nouvel antisémitisme des quartiers » et « l’importation du conflit israélo-palestinien ».
En réalité, les premiers à importer le conflit, ce sont ces politiciens bourgeois sans vergogne, comme Estrosi, le maire de Nice, qui fait pavoiser les édifices publics avec le drapeau israélien pour les fêtes juives, assimilant ainsi les Juifs et Juives de France à un pays étranger.

Mais que fait l’extrême-gauche ? Souvent elle est incapable de produire un contre-discours argumenté en réponse au discours islamophobe de la bourgeoisie. Ou pire : elle se réfugie dans le déni, comme José Bové qui attribuait l’explosion d’actes antisémites en 2002 aux provocations du Mossad (les services secrets israéliens).
On comprend le désarroi de pas mal de camarades Juifs et Juives d’extrême-gauche, à qui on demande toujours de jouer le même rôle à la tribune en dénonçant les crimes israéliens, mais à qui on demande de garder le silence sur les violences qu’ils et elles subissent en France pour ne pas donner de grain à moudre à la propagande bourgeoise.

Le déni ne sert à rien. Il nous semble évident qu’il y a un lien entre la reprise de la guerre coloniale en Palestine en 2002 et la multiplication par six des violences antisémites cette année-là (chiffre de la CNCDH, qui recensait à l’époque 193 actes antisémite, avec des méthodes de recension différentes). Et quand le CRIF dénombre une multiplication par quatre pour 2023 (1040 actes recensé contre 436 en 2022), et quoi qu’on pense par ailleurs du soutien aveugle du CRIF aux crimes de Netanyahou, on ne va pas chercher non plus à contester les chiffres.
La plupart des crimes et de violences antisémites se passent dans les grandes villes et en banlieue parce que c’est là que vivent la majorité des 480 000 Juifs et Juives de France, mais l’antisémitisme existe aussi à la campagne. On entend toujours parler de « l’antisémitisme des quartiers » mais jamais de « l’antisémitisme des boomers » ou de « l’antisémitisme des rastas blancs », sans même parler des groupuscules néo-nazis toujours plus actifs. Pourtant il y a eu aussi une montée des actes antisémites en 2018, pendant la crise des Gilets Jaunes, et le gouvernement ne s’était pas privé à l’époque d’en jouer pour dire que tous les Gilets Jaunes étaient antisémites. Il faudrait surtout mesurer les progrès de l’antisémitisme dans les deux mois de confinement de 2020, que beaucoup ont passé sur leur ordi, à chercher des réponses alors que le gouvernement multipliait les mensonges. Combien de personnes ont été exposées à des théorie du complot mêlant la ministre Buzyn, le docteur Salomon, Jacques Attali et le gouvernement mondial ? Combien y ont cru ? Combien y croient encore ? Il y a lien évident entre le climat idéologique général et les passages à l’acte criminel.

Mohammed Merah ne manifestait pas pour la Palestine, Amedy Coulibaly non plus et nous ne parlons même pas de ceux qui ont justifiés leurs assassinats par des motifs crapuleux ou psychiatriques. En revanche, nous avons pu constater que les manifestations pour la Palestine avaient souvent l’effet strictement inverse de ce que racontent les médias bourgeois : loin d’« importer le conflit en France », elles permettent au contraire de canaliser collectivement une colère qui pourrait s’exprimer de façon anarchique si elle restait individuelle, mais aussi de lutter contre les préjugés antisémites. Des jeunes prolétaires tentés par l’antisémitisme ont ainsi eu la chance de rencontrer en manifestation de courageux Juifs et Juives antisionistes qui étaient parfois les premiers Juifs et Juives qu’ils et elles voyaient leur vie et qui les ont remis sur le bon chemin, le chemin de la lutte. Nous ne sommes pas loin de penser qu’il y a statistiquement moins d’antisémites dans les justes manifestations pour la Palestine que dans le reste de la société française ! C’est vrai en tout cas pour les grandes villes où nous militons, peut-être moins dans les villes moyennes et petites ou il n’y a pas ou peu de Juifs et de Juives antisionistes.

• L’antisémitisme existe bel et bien dans les quartiers populaires et chez les jeunes prolétaires issus de l’immigration post-coloniale. L’antisémitisme existe y compris dans le mouvement de solidarité avec la Palestine, comme dans certains collectifs proches du Hamas (et nous avons eu l’occasion de le dénoncer).
• L’explosion des violences antisémites depuis 2002 existe bel et bien, et le déni n’a jamais réglé aucun problème. Mais il faut lutter contre toute la propagande raciste autour du « nouvel antisémitisme », de « l’antisémitisme arabo-musulman », de « l’antisémitisme d’importation ». Les personnes des quartiers populaires ne sont pas une espèce exotique ou des produits d’importation qui porteraient un antisémitisme inné « transmis par le lait de leurs mères » (comme a osé le dire un « expert » pro-israélien habitué des plateaux de télévision, l’historien Georges Bensoussan. Les populations des quartiers populaires ont dans leur grande majorité grandi en France, dans la culture française, y compris dans ce qu’elle fait de pire. Les influenceurs antisémites (Soral, Dieudonné, Kemi Seba) qui tentent de les mettre sous leur coupe ne leur vendent en fait que le vieil antisémitisme français de Drumont et de Maurras mis à jour sous couvert de soutien à la Palestine ou de panafricanisme.
• Nous devons combattre l’antisémitisme sans aucune concession et ambiguïté, comme l’islamophobie et toutes les formes de racisme, partout où elles apparaissent. Ce sont des poisons diviseurs, qui empêchent l’unité du combat commun contre les exploiteurs, les impérialistes et les réactionnaires du monde entier.

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