Approfondir > Dans une usine chinoise en 1974

Dans une usine chinoise en 1974

Partisan Magazine N°13 - Mai 2019

Orville Schell est un jeune intellectuel américain de 34 ans en 1974 lorsqu’il passe plusieurs semaines dans une usine de construction électrique de la banlieue de Shanghai. Il ne cache pas ses critiques à Mao et à la « bande des Quatre » (dans la Préface). Mais il parle le chinois couramment... Les pages qui suivent sont extraites de son livre "Les Chinois", référencé dans Partisan Magazine n° 5, page 58.

Première journée de travail (p172)

L’Atelier II est divisé en six sections et quelque vingt équipes de travail. On y assemble de gros moteurs électriques. Notre équipe - « l’équipe d’assemblage et d’enroulage des bobines » - se compose de trente-deux ouvriers. Quand nous arrivons à l’atelier, les travailleurs sont rassemblés devant un tableau noir où est écrit, en caractères impeccablement tracés : « Accueillez chaleureusement la délégation de la jeunesse américaine en Chine ». Le chef d’équipe donne ses instructions. On a du mal à l’entendre dans le vacarme des machines et du pont roulant qui gronde au-dessus de nos têtes, déplaçant des moteurs de plusieurs tonnes.

Il fait froid et l’Atelier II est rempli de courants d’air. Des centaines d’oiseaux entrent par les fenêtres ouvertes et viennent se nicher dans les poutrelles de la charpente du toit.
On me présente à Chang Yuan-kang, avec qui je vais travailler. On l’appelle Maitre Chang, titre qui n’indique ni rang ni autorité, mais qui est simplement une marque de référence donnée aux plus anciens ouvriers.
Maitre Chang parait avoir entre quarante et cinquante ans. C’est un homme calme et plutôt timide...

Travail quotidien (p177)

Une autre journée de travail commence à l’Atelier II. Après le discours quotidien rappelant les normes de sécurité et de production, on pourrait supposer que tout le monde va se mettre fébrilement à la tâche. Or, le rythme de travail est étonnamment mesuré. Les ouvriers ne paressent pas, ils ne font pas non plus semblant de s’activer. Mais ils se rassemblent souvent pour bavarder pendant un moment ou bien contemplent simplement le pont roulant, source de diversion sans fin. Le travailleur n’est pas soumis à des pressions angoissantes. Je suis également surpris par l’absence de critiques que les ouvriers pourraient formuler à l’égard de leurs camarades plus lents. La responsabilité de la production semble, dans notre atelier, être partagée collectivement. Pourtant, dans une large mesure, le travail sur chaque pièce reste individuel et diffère, par bien des aspects, du travail à la chaîne. Chaque ouvrier effectue quelque vingt opérations différentes sur son rotor et, quand il est nécessaire de le bouger, utilise le pont roulant. Pour terminer tous les stades de l’opération, il faut une à deux semaines, selon la taille du rotor.

Sur un tableau noir.au milieu de l’atelier, juste derrière les fours à recuit, sont inscrits les noms des trente- deux ouvriers, suivis de la puissance en kilowatts de l’appareil que chacun assemble. Curieusement, la date où le travail a été commencé n’est pas mentionnée. Quand un rotor est finalement passé au four à recuit et envoyé dans une autre équipe, il est identifié comme le produit d’un ouvrier particulier, bien que celui-ci puisse prendre conseil auprès de ses camarades, ou même demander leur aide. C’est le même ouvrier qui effectuera les derniers tests sur l’appareil avant qu’il ne quitte l’usine, de sorte que le produit fini est essentiellement le fruit de son travail. Ainsi, malgré une certaine routine, l’ouvrier ne ressent pas la monotonie du travail à la chaîne. Il règle son propre rythme, et les pauses, courtes ou longues, sont nombreuses pendant la journée. Quand il est en retard sur son programme, il n’est pas rare qu’il vienne travailler à l’atelier pendant ses heures de liberté pour le rattraper. Le « travail volontaire » est pratique courante.

Le déjeuner (p185)

Il est onze heures moins le quart. Soudain, le vacarme de l’atelier cesse. Nous enlevons nos gants, replaçons nos outils dans leur boite et sortons. Dehors, il y a un grand évier en aluminium où nous nous lavons avant d’aller déjeuner. D’autres ouvriers attendent leur tour, portant leur tasse, leur assiette et leurs baguettes dans un petit filet à provisions. Le temps que nous arrivions, la cantine est déjà bondée. Nous faisons partie du premier des trois roulements, établis à quinze minutes d’intervalle. (...) Les membre de notre petit groupe parviennent à se retrouver et nous nous asseyons ensemble à l’une des longues tables en ciment. (...) On échange quelques plaisanteries sur la quantité de nouilles que peut absorber Hsiao Ti et sur sa relative minceur. Maitre Chang ne participe pas à la conversation, concentré qu’il est sur son bol de soupe aux choux.

Les Chinois ne consacrent pas beaucoup de temps aux repas. Ils avalent leur déjeuner comme des hommes d’affaires pressés et crachent avec désinvolture les os et les cartilages sur la table. Il est rare qu’on s’extasie sur la qualité d’un plat ou qu’on se réjouisse à l’avance de ce qu’on va manger. On ne s’attarde pas non plus pour bavarder en fumant. Quand ils ont terminé leur repas, les ouvriers vont rincer leur assiette à l’eau chaude dans l’un des longs éviers en ciment L’eau se déverse dans une rigole, filtrée par un panier en osier qui permet de récupérer les restes. Ceux-ci seront envoyés plus tard à une commune voisine, pour nourrir les porcs.

Cadres et production (p204)

Maître Chang me tire par la manche. « Vous voyez cet homme ? » me dit-il, désignant un homme à lunettes, d’une cinquantaine d’années. Celui-ci enroule un câble autour d’un rotor de plusieurs tonnes, puis fait signe à la femme qui manœuvre le pont roulant qu’elle peut y aller. « C’est un cadre, m’explique Maitre Chang. Avant la Révolution culturelle, la plupart de ces gens-là passaient tout leur temps dans leur bureau. Maintenant, vous pouvez aller voir dans les bureaux : il n’y a plus personne. Ils travaillent tous avec nous ».

Hsiao Ti subodore là le début d’une intéressante discussion. Il quitte son banc, le marteau à la main, vient s’appuyer sur la machine qui soutient notre rotor et prend part à la conversation.
—  Eh bien, dit-il à Maitre Chang, je ne dirais pas que tous les cadres étaient comme ça, mais il y avait ici pas mal de bureaucrates. Ils étaient fiers et prétentieux, et se croyaient supérieurs aux ouvriers.
—  Que pensiez-vous de ces cadres, avant la Révolution culturelle ? demandé-je.
—  Nous n’en pensions rien, répond Maitre Chang. Cela semblait normal. Nous étions persuadés qu’ils travaillaient Nous nous disions : « Un cadre est un cadre, il ne travaille pas de ses mains ». Quand la Révolution culturelle a commencé, je n’ai pas bien compris au début ce qui se passait A l’époque, on ne critiquait pas les cadres, vous savez, c’étaient nos supérieurs... Nous n’avions pas l’habitude, en tout cas, de les critiquer aussi ouvertement.
Il nous a fallu du courage, et nous n’étions pas certains de bien faire. Mais le président Mao a dit que chacun devait être responsable de ses camarades. Alors, maintenant, quand nous pensons qu’une personne s’engage dans la mauvaise voie, nous le lui disons : c’est notre devoir. (...) Je lui demande si la plupart des ouvriers osent vraiment le faire.
—  En général, oui. Particulièrement en groupe. Ou bien nous rédigeons une affiche disant ce que nous pensons.
—  Mais c’était surtout pendant la Révolution culturelle, dit naïvement Maitre Chang. (...)
Nous parlons depuis bientôt une heure, et le travail de Hsiao Ti n’a guère avancé.
—  Eh bien, dis-je en plaisantant, nous n’avons pas fait grand-chose pour augmenter la production, ce matin.
—  Nous avons approfondi notre amitié, réplique Hsiao Ti d’un air sévère. L’amitié, c’est un autre genre de production.

Soutenir par un don