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Individualistes ? Non, individualisés !

Partisan N°244 - Janvier 2011

L’individualisme déploré par la quasi-totalité des ouvriers n’a rien d’une fatalité. Non, les prolos ne sont pas plus cons aujourd’hui qu’hier : l’individualisme est le fruit d’une politique délibérée d’individualisation menée par la bourgeoisie, sans opposition des dirigeants réformistes des syndicats. Un exemple de cet aplatissement : le recentrage de la CFDT dans les années 1980 menant au syndicalisme d’adhérent et d’accompagnement.

L’individualisation est l’une des conséquences des politiques patronales construites depuis 40 ans pour limiter la résistance des ouvriers et employés. Un peu d’histoire :
Dans les années 1970, la bourgeoisie française doit résoudre deux grandes contradictions qui minent le taux de profit :
- l’organisation taylorienne du travail, désignée comme principal facteur du malaise des OS, attise de fortes solidarités. Celles-ci ont fait la force des grèves de mai-juin 68 et des grèves d’OS des années suivantes en France. Elles ont fait réaliser à l’aile moderniste du patronat la grande vulnérabilité des entreprises françaises.

Le premier choc pétrolier de 1973 accélère la crise de suraccumulation de capital. Les capitalistes perdent des marges de manœuvre pour acheter la paix sociale. Pour ne pas tomber face aux concurrents, ils doivent trouver des gisements de productivité ailleurs que dans le machinisme, c’est-à-dire dans l’intelligence des travailleurs.
Peu à peu, les organisateurs de l’exploitation se mettent en ordre de marche pour atomiser le monde du travail en cultivant tout ce qu’il peut y avoir d’individuel dans les aspirations — exprimées en 1968 — à être respecté, écouté, responsabilisé et à améliorer ses conditions de travail. Cercles de qualité, enrichissement des tâches, « lean manufacturing », chasse aux déplacements jugés inutiles par les exploiteurs, boites à idées, individualisation des horaires, des primes et salaires, instauration de rapport clients-fournisseurs à la place des rapports de solidarité qui prévalaient autrefois entre les différents métiers ou équipes de travail... tous ces outils sont introduits à grand renfort de propagande patronale sur l’intérêt commun face à la concurrence. Ils permettent aussi de mieux isoler les empêcheurs d’exploiter en rond. Cette lutte idéologique s’appuie sur un matraquage verbal visant à faire disparaître les termes d’ouvrier (remplacée par les termes d’« opérateur », « pilote » ou « conducteur d’installations »), d’usine, de patron, et aussi de conflit : les « partenaires sociaux » sont là pour trouver des solutions consensuelles.

La bourgeoisie profite aussi de l’effondrement des perspectives de révolution sociale que provoquent la perte des illusions sur le bloc soviétique, la restauration du capitalisme en Chine et la main mise de l’impérialisme sur les pays qui ont acquis leur indépendance politique.
Dans cette période de crise, les luttes des ouvriers sur les salaires, à coups de grèves dures, affrontent une plus grande intransigeance patronale. En même temps que le chômage, le chantage à l’emploi et la mise en concurrence se développent. Comme la lutte collective immédiate perd son efficacité, le chacun pour soi tend à se développer. Figées dans le moule de l’esprit d’entreprise, de la défense de l’économie française et de la compétitivité, les directions réformistes des syndicats et partis de gauche se font les fossoyeurs des valeurs de solidarité et antagonismes de classe jusque là dominants dans la classe ouvrière.

Les meilleures recettes de productivité et « dégraissage » trouvées au Japon chez Toyota et aux Etats-Unis dans les usines automobiles sont progressivement généralisées à tous les pays, tous les secteurs d’activité, jusque dans les hôpitaux et services publics. Le travail individuel s’intensifie : on demande aux travailleurs de plus en plus de tâches permanentes : produire, contrôler la qualité, respecter les procédures et règles de sécurité, faire de la maintenance de 1er niveau, etc…
L’informatique permet d’exiger du travailleur plus de rapports instantanés sur ce qui est produit, l’état des stocks, les défauts, les pannes, plus de transparence sur soi, plus de délation du travail des autres. Perte de disponibilité pour aider les autres, perte de repères collectifs, l’incompréhension réciproque se développe et avec elle les conflits entre individus, voire la violence. Les collectifs de travail prennent une première série de coups sur la tronche. Les réorganisations permanentes d’unités, les déménagements, les « modernisations » d’atelier sont l’occasion de casser les équipes qui s’entendent trop bien. Les 35 heures de Martine Aubry permettent de ratisser les pauses et temps morts, bases de vie des collectifs de travail. Nouvelle série de coups sur les collectifs.

Finalement dans les organisations actuelles, le travail perd son caractère d’expérience collective et devient de plus en plus un corps-à-corps solitaire de chacun avec son travail. Le travail de reconstruction est plus difficile, mais pas impossible. Les mouvements de l’automne contre la réforme des retraites le montrent. Lutter contre l’individualisation dans les entreprises passe par l’échange, la contre-information, la mise en avant de ce qui, au-delà des apparences, est commun, et par des formes de relations plus clandestines. L’organisation politique a rarement été aussi précieuse pour mener ce travail élémentaire.

T.

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