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Loi travail, répression : qu’est-ce qui leur prend ?

Début octobre, les « chemises déchirées » d’Air France font le tour du monde, et la direction réagit par des sanctions démesurées, des licenciements et des poursuites en justice… Rassemblement en plein état d’urgence le 2 décembre, la prochaine échéance est maintenant le procès en appel du 26 mai prochain à Bobigny. Le 12 janvier, c’est au tour des délégués CGT de Goodyear, condamnés à de la prison ferme pour une séquestration minime (36 heures, pas plus) deux ans auparavant. La prochaine échéance est le procès en appel les 19 et 20 octobre à Amiens. Deux symboles forts, en plein dans la séquence des assignations à résidence, des interpellations et des patrouilles de l’Etat d’urgence suite aux attentats. C’est l’indignation parmi les travailleurs, parmi les militants les plus combatifs, et les rassemblements du 4 février sont un vrai succès partout en France. Mais la question qui trotte dans toutes les têtes, c’est : « Qu’est-ce qui leur prend ? ». Des petits dérapages (il n’y avait là rien de bien grave), des séquestrations lors d’une lutte pour l’emploi, c’est sinon monnaie courante, du moins relativement fréquent – pas de quoi fouetter un chat. Sans même parler des affrontements brutaux comme dans la sidérurgie en 1979, ou des menaces d’explosion de l’usine Cellatex en 2000.

 

Alors quoi, « qu’est-ce qui leur prend ? »
Nous avons tout de suite répondu à cette question : derrière ces lourdes condamnations, derrière les attaques contre les écologistes radicaux, derrière toutes les mesures de l’Etat d’urgence dans les quartiers et les cités, il se prépare une nouvelle attaque contre la classe ouvrière. Le gouvernement Hollande/Valls anticipe cette attaque en se donnant les outils répressifs pour tenter de neutraliser les « empêcheurs d’exploiter en rond ». C’était la seule explication possible et ça n’a pas traîné. Dans la foulée de l’ANI (janvier 2013), du Crédit Impôt Compétitivité (CICE, début 2013), du Pacte de Responsabilité (début 2014), de la loi Rebsamen (août 2015) et du rapport Combrexelles (septembre 2015), voilà le projet de loi El Khomri qui tombe le 17 février, avec les réactions que l’on connaît depuis.

La « loi travail », c’est quatre volets que nous ne détaillerons pas ici (voir la multitude d’analyses détaillées, de critiques publiées par ailleurs), mais qu’il faut néanmoins résumer pour comprendre ce qui se passe :
- La précarité généralisée. On a beaucoup plaisanté sur la contradiction apparente entre « faciliter les licenciements » et « développer l’emploi ». Mais derrière cette contradiction, il y a la logique du capital : « dédramatiser le changement d’emploi », comme le dit Louis Gallois nouveau patron de PSA, « donner plus de souplesse » au marché du travail. Si l’embauche est dérèglementée, il est facile de licencier, puis de réembaucher et ainsi de suite, selon les fluctuations du marché et de la concurrence mondialisée. Voilà la logique du capital, la précarité toute la vie, d’où la mise en place du Compte personnel d’activité (CPA) censé garantir des droits transmissibles (formation, pénibilité entre autres) pour faire passer la pilule de l’incertitude croissante sur son avenir.
- La flexibilité étendue. Débloquer les horaires, les modulations étendues jusqu’à trois ans, la possibilité de recourir à des horaires extrêmes sans autorisations etc. c’est la généralisation de la soumission de tout un chacun à l’arbitraire patronal, toujours selon les exigences du marché. En ayant en mémoire le sort de nos camarades sans-papiers qui vivent désormais au rythme de la sonnerie du portable, pour les appeler à la demande sur tel ou tel chantier…
- L’inversion des normes. Jusqu’à présent, la logique du droit du travail, c’était une logique simple : au-dessus, le Code du Travail, puis les Conventions Collectives et accords de branche, puis les accords d’entreprise et enfin le contrat de travail individuel. Il y avait une logique, celle de l’une amélioration descendante des droits des travailleurs : la Convention collective est forcément plus favorable que le Code du Travail, l’accord d’entreprise que la Convention etc. Avec bien sûr des cas particuliers, mais c’était grosso modo la règle. La possibilité de l’inversion des normes, selon le projet de loi, c’est d’accepter des dérogations particulières défavorables, par exemple un accord d’entreprise qui déroge au Code du Travail ou à la Convention. Il ne s’agit pas strictement d’une mesure de droit ; l’objectif est similaire aux deux premiers points : permettre l’adaptation aux particularités de la compétition mondiale, pour garantir la compétitivité des capitalistes français. Par ailleurs, l’inversion des normes renforce le particularisme d’entreprise et brise de fait la lutte collective de la classe ouvrière contre le capital (on va devoir se replier encore plus sur « son patron » désormais seul en ligne de mire). Le combat collectif contre les conditions d’exploitation d’ensemble, cristallisé dans le Code du Travail, va passer au second plan. Et du coup, cela va complètement dédouaner l’Etat, quartier général des exploiteurs, de ses responsabilités face aux prolétaires, réduisant encore le champ d’intervention politique de la classe contre le gouvernement comme représentant la bourgeoisie au pouvoir.
- Enfin, les référendums bidon. La démocratie en entreprise n’existe pas, elle n’est que le masque fumeux de la vraie dictature de l’exploitation. Imaginez une seconde un référendum pour exiger l’embauche des précaires et vous savez ce qu’il faut en penser. L’objectif de cette mesure est unique : faire passer en force des mesures refusées par des syndicats pas encore trop collabos, en s’appuyant sur les secteurs les plus arriérés des travailleurs, en particulier la maîtrise et l’encadrement. Il faut encore et encore rappeler que les prétendus référendums du passé, à Continental, à Goodyear, à Smart ou ailleurs n’ont pu être validés que grâce aux votes des cadres, qui décidaient ainsi au final du sort du travail posté des ouvriers… Le référendum El Khomri, c’est la matérialisation de la dictature patronale sur la vie de l’ouvrier, le symbole de la domination de classe…
On voit donc ce qui fait l’unité du projet de loi Travail, au-delà des mesures particulières : individualiser, flexibiliser le marché du Travail, adapter à chaque contexte particulier de chaque entreprise particulière… La question, c’est pourquoi maintenant ? Pourquoi si brutalement ?

 

Alors, « qu’est-ce qui leur prend ? »
Les exploiteurs capitalistes ne sont pas méchants ou pervers de naissance. Simplement ils sont totalement intégrés dans la guerre économique mondialisée, et le fait est que l’impérialisme français est en retard par rapport à ses concurrents : hier 4ème puissance économique mondiale, la France est passée à la 6ème place et on l’annonce à la 9ème place d’ici 2020... D’où la nécessité de mettre les bouchées doubles pour au moins rester dans le peloton de tête.
D’autant que les principaux partenaires commerciaux – et donc concurrents – de la France sont les Etats-Unis, l’Allemagne et le Royaume Uni, et ensuite les autres pays de l’Union Européenne, où des réformes brutales ont déjà eu lieu sur le terrain de l’emploi : Contrat Zéro heures au Royaume Uni, plans Hartz en Allemagne en 2003/2005, plans d’ajustements structurels en Grèce, Italie, Espagne, Portugal qui renforcent la concurrence contre les entreprises françaises. La France est en retard…

Et ce retard a pour origine les particularités de l’impérialisme français. Chaque impérialisme est différent des autres, et ses particularités peuvent lui être favorables, ou au contraire défavorables, selon les contextes et les périodes. Dans la période actuelle qui suit la crise financière de 2008, les particularités de l’impérialisme français le freinent par rapport à la concurrence.
- C’est un capitalisme très concentré, où 3000 entreprises font 52% de la valeur ajoutée, 70% des investissements, et 83% des exportations. Un capitalisme de monopoles dans quelques secteurs porteurs, nucléaire, aéronautique, grande distribution, énergie, finance et assurances, médias etc. Un capitalisme qui manque d’une solide base d’entreprises de taille intermédiaires, ces grosses PME qui par exemple font la force de l’impérialisme allemand.
- C’est un capitalisme peu industrialisé, relativement aux concurrents, l’industrie représente 11% du PIB contre 22% en Allemagne. En fait, l’industrie s’est construite dans la France impérialiste de l’après-guerre, sur la base des grands programmes pilotés par l’Etat (gaulliste) : Concorde, le TGV, Airbus et Ariane, le nucléaire, EdF et la SNCF, Renault, la protection de l’agro-alimentaire etc. Avec la crise, la concurrence mondiale de plus en plus féroce, l’internationalisation, les monopoles se sont adaptés, transformés, et la place de l’industrie est aujourd’hui moindre. Il y a aujourd’hui dans toute une partie de l’appareil politique bourgeois (PC inclus) la nostalgie de cette période de capitalisme monopoliste d’Etat… Mais est-ce à dire que l’impérialisme français est faible ? Pas du tout du point de vue du capital : le secteur de la finance et des assurances est extrêmement puissant, la France est la première destination touristique mondiale, la grande distribution est leader mondiale (FNAC, Carrefour, Auchan) etc. C’est-à-dire que le capitalisme français a une faiblesse, l’industrie (et encore il y a de gros secteurs de pointe), compensée par d’autres points forts. Tout est question de taux de profit, de compétitivité.
- C’est un capitalisme au lourd passé colonial, qui a modelé pendant deux siècles son rapport au monde extérieur. Il en a conservé des relations économiques et politiques particulières avec ses anciens pays colonisés, qu’il a su transformer en relations néo-coloniales profitables pendant longtemps, mais mises à mal par la mondialisation et la concurrence exacerbée. Plus de prés carrés. Et l’utilisation massive de main d’œuvre immigrée, si elle lui a permis surprofits et divisions de la classe ouvrière, a aussi retardé la robotisation que d’autres pays développaient (Allemagne, Grande-Bretagne, mais aussi Etats-Unis et Japon).
- C’est un capitalisme très internationalisé. Les investisseurs étrangers détiennent 50% du CAC40, dans l’industrie 64% des emplois le sont dans une multinationale. Tous secteurs confondus, c’est 46% de l’emploi qui relève d’une multinationale, d’origine française ou étrangère. On a vu récemment des grands groupes français renforcer leurs liens avec l’étranger, Alstom (avec General Electric), Rhodia (avec Solvay), Alcatel-Lucent (avec Nokia), PSA (avec Dongfeng), Renault (avec Nissan), Lafarge (avec Holcim) le Club Méditerranée etc. Le fait est que la fraction impérialiste de la bourgeoisie française n’a plus la capacité de se développer seule dans la compétition internationale face aux USA, demain face à la Chine. Même si la mondialisation et la globalisation de l’économie poussent tous les monopoles (pas seulement français) à la concentration et au gigantisme, les monopoles français n’ont plus la taille critique pour être en position de force (à quelques exceptions près) et il y a donc des enjeux considérables à l’attractivité de la France pour les capitaux internationaux (productivité de la main d’œuvre, fiscalité, législation…) qui poussent l’Etat, représentant de l’impérialisme français à l’attaque directe contre les acquis des travailleurs… L’évolution des conditions d’exploitation dans notre pays est très sensible aux comparaisons au niveau mondial ! Notons en passant que cette internationalisation rend ridicule toutes les revendications en matière de « souverainisme » ou de « fabriquons français ».
- C’est un capitalisme très militarisé. La France impérialiste est la 4ème puissance militaire mondiale, avec un complexe militaro-industriel important, 2,3% du PIB (contre 1,3% en Allemagne), la Défense qui représente 13% du budget de l’Etat. Qu’il s’agisse de Dassault et des Rafale, des chantiers navals, du nucléaire militaire ou des usines d’armement, il faut tenir un rang mondial aujourd’hui matérialisé par les OPEX (opérations à l’extérieur) qui coûtent cher et pèsent sur les capacités de l’Etat à développer l’économie non militaire. Il va y avoir en juin le Salon de ventes d’armes de Satory, en voilà une manifestation supplémentaire.
- C’est un capitalisme très endetté, du moins relativement à ses concurrents européens directs (les USA sont hors compétition, dans la mesure où ils s’appuient sur le dollar, en collusion directe d’ailleurs avec le yuan chinois). Il y a tout un débat (parmi les experts bourgeois) à savoir si c’est au final si important que cela. Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que la charge de la dette (le remboursement des intérêts - à défaut du capital) pèse sur le budget de l’Etat et empêche des mesures encore plus massives comme les milliards du Pacte de Responsabilité ou du CICE.
- Enfin et ce n’est pas la moindre des particularités, c’est un capitalisme très conflictuel dans le rapport de classe. Vieille tradition de révoltes qui vient du Moyen Age, avec les jacqueries, puis 1789, les révolutions de 1830 et de 1848, la Commune de Paris, 1936, la Résistance et Mai 68, il y a encore une forte tradition de lutte, bien muselée par les syndicats réformistes plus ou moins radicaux, mais qui s’exprime par explosions périodiques comme en 1995, ou le CPE, les grèves de 2010 et aujourd’hui le mouvement contre la loi Travail. On pourrait rajouter la tradition de révoltes paysannes, ou les Bonnets Rouges etc. La conflictualité est un problème pour le capital, car elle empêche les restructurations permanentes plus ou moins en douceur, nécessite des épisodes « dramatiques » qui, même s’ils ne remettent pas en cause l’exploitation capitaliste et son Etat, freinent le consensus social nécessaire à l’exploitation et à une productivité renforcée, contribuent au retard accumulé par rapport aux concurrents. La conflictualité entretient l’incertitude pour les capitalistes, et il faut donc la répression, un Etat fort, pour museler la classe ouvrière quand le consensus ne passe plus.

 

On voit maintenant mieux dans quel contexte surgissent les condamnations à Air France et Goodyear, et d’un autre côté la loi Rebsamen, le rapport Combrexelles et maintenant la loi El Khomri.
L’impérialisme français est en difficulté face à ses concurrents. Difficultés relatives, sans doute, mais bien réelles.
Mais ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au final, toutes les difficultés, toutes les particularités vont se concentrer sur une question clé : la productivité du travail face à la concurrence mondialisée, la compétitivité dans la guerre économique, l’attractivité des capitaux internationaux.
C’est là qu’il faut gagner, sachant que la productivité du travail « instantanée », c’est-à-dire celle du travail ouvrier tel quel, brut, sur le moment, est déjà en France une des plus élevées au monde.
Trois pistes pour l’impérialisme :
La recherche des gains de productivité en « force brute », la baisse du salaire réel. C’est la piste suivie par les temps partiels, mais cela se heurte à la réalité des coûts de reproduction de la force de travail. Si l’on veut une main d’œuvre compétente, il n’y a plus possibilité d’aller plus loin. C’est d’ailleurs également la limite des délocalisations qui posent des problèmes de compétences, de productivité locale (une usine en Chine est bien loin d’être aussi productive qu’une usine en France…), de transports.
Outre la remise en question de tous les acquis antérieurs, c’est l’attaque contre tous les volets sociaux de la reproduction de la force de travail (santé, éducation…) afin de garantir la compétitivité et l’attractivité de la France impérialiste pour les capitaux étrangers, désormais indispensables à son développement.
D’où le travail pour l’impérialisme sur un deuxième volet, qui joue à la fois sur la productivité du travail lui-même, et sur l’accélération de la rotation du capital. C’est-à-dire une adaptation la plus fine possible de la production au marché lui-même, la disparition des stocks, le raccourcissement des délais, l’adaptation aux fluctuations immédiates, la polyvalence des outils de production. On retrouve là les bases du « Lean management » très à la mode, les usines flexibles comme celle de Renault en Slovénie, et tous les volets de la flexibilité de la main d’œuvre. La flexibilité interne avec les horaires à la demande, généralisés par exemple dans la loi El Khomri, ou la flexibilité externe avec la précarité de l’emploi, adapté à la demande des marchés, comme on le voit déjà sur les chaînes de l’automobile, et renforcée dans la loi El Khomri.
C’est un ajustement de plus en plus étroit de la production aux fluctuations du marché, en réduisant tous les temps morts, les frais inutiles, ce qu’on appelle la production « allégée », et qui permet par ailleurs d’accélérer la rotation du capital en réduisant considérablement les délais entre l’investissement et la rentabilisation.

Cet ajustement veut dire forcément individualisation de la règle, flexibilité partout, assouplissement général du marché du travail, adaptation à chaque situation particulière, soumission du travailleur à l’exploitation. Chaque entrave à la règle est une perte de temps, des gaspillages, des coûts supplémentaires. D’où par ricochet à la fois la répression des empêcheurs d’exploiter en rond, comme la valorisation du syndicalisme réformiste, de cogestion, véritable instrument organisé pour entraîner les travailleurs à accepter les restructurations du capital dans la compétition mondiale.

 

Et c’est bien là le sens de la loi El Khomri, comme de toutes les mesures gouvernementales, voilà « ce qui leur prend »…

 

Notre réponse doit être sur tous les plans face à cette attaque :
- Bien sûr pour défendre les camarades d’Air France le 26 mai à Bobigny, et les délégués de Goodyear le 19 octobre à Amiens ;
- Mais aussi pour la levée de l’état d’urgence, l’annulation de toutes les mesures d’interpellation, d’assignation à résidence, toutes les mesures insérées peu à peu dans la loi pour nous faire taire et encadrer la révolte ;
- Pour affirmer le combat de classe, contre l’Etat quartier général des exploiteurs, contre toutes ces réformes qui n’ont pour objectif que de nous imposer une vie de plus en plus dure, une soumission renforcée ; pour affirmer que « de cette société-là, on n’en veut pas », et que c’est bien d’une révolution qu’il s’agit, pour le pouvoir des travailleurs.
- Pour s’opposer à toutes les mesures de précarité et de flexibilité, d’individualisation et de soumission, pour poser notre revendication collective de « Travailler tous, moins et autrement », dans une société libérée de l’exploitation.
- Pour construire notre camp et nos organisations, contre toutes les formes d’acceptation et de cogestion, qu’elles relèvent du réformisme crasse à la sauce PS/CFDT, ou du rêve illusoire de retour au capitalisme monopoliste d’Etat de l’après-guerre, propagateur d’un « capitalisme à visage humain » à la sauce PCF/FdG. Et que donc, là, maintenant, la question c’est celle de reconstruire notre parti, celui des ouvriers, des exploités pour une libération véritable.
- Pour un combat multinational et internationaliste dans une planète mondialisée, face à un capitalisme mondialisé, contre la concurrence et toutes les formes de souverainisme et de nationalisme !

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