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Elements sur les formes spécifiques du capitalisme en URSS

Revue Communisme N°22-23 - Avril 1976

Cet article est une des premières analyses fouillées pour tenter de comprendre la nature du capitalisme d’Etat sur une base marxiste.
Publié dans la revue indépendante "Communisme" en avril 1976, il sera repris dans une la brochure de l’OCML-VP en 1989 "La Perestroïka, du capitalisme d’Etat au capitalisme libéral"

Éléments sur les formes spécifiques du capitalisme en URSS
Bernard Fabrègues

Notre point de départ doit tout d’abord être un constat : l’inexistence d’une analyse scientifique d’ensemble, systématique, des formes économiques et sociales du capitalisme dominant en Union soviétique, d’un point de vue marxiste-léniniste. Bien sûr, il existe des analyses partielles ou qui se veulent plus générales, mais elles sont trop souvent superficielles et descriptives, quand ce ne sont pas des analyses erronées, il est fréquent de rencontrer la mise en avant d’aspects secondaires de la société soviétique comme s’ils étaient dominants ; on doit souvent constater aussi l’incapacité à rendre compte de l’unité de phénomènes contradictoires en URSS, pour ne pas parler de l’étonnante faiblesse et incohérence des explications données sur le processus historique de restauration du capitalisme.

Certes, la question n’est pas simple. Une étude matérialiste et dialectique de la société soviétique se révèle particulièrement difficile ; sa réalité est en effet profondément contradictoire. La contradiction entre l’apparence et l’essence des choses n’est pas dans ce cas une des moindres à surmonter.

Mais il faut reconnaître qu’il existe nombre de raisons politiques, idéologiques, théoriques, qui sont la cause de l’absence d’une telle analyse d’ensemble. Il n’est pas question d’en faire ici la liste, mais il est nécessaire d’en souligner au moins deux : l’absence d’une théorie du capitalisme d’Etat, la réticence (quand ce n’est pas le refus) d’analyser de façon critique la période de Staline.

L’absence de théorie du capitalisme d’Etat — qui n’est pas sans conséquence dans les pays impérialistes aussi — a pour résultat que l’on cherche à faire rentrer l’URSS dans le moule des formes du capitalisme « concurrentiel » (d’ailleurs dépassées depuis longtemps), des formes « classiques » et connues depuis longtemps du mode de production capitaliste. Quelques exemples, qui ne sont malheureusement pas des caricatures. On conclut de l’expérience de Chtchekino que les licenciements collectifs sont d’ores et déjà une réalité courante. C’est faux. On conclut de l’établissement par la réforme économique d’un « marché libre des moyens de production » que celui-ci est devenu dominant. C’est faux. On fait comme si l’indicateur du profit était le seul, l’unique indice immédiat de la production (comme s’il avait évincé définitivement tous les autres indicateurs). C’est faux. Parfois même, on va jusqu’à reprendre (au moins dans la forme) contre l’Union soviétique de vieilles critiques social-démocrates ou anti-communistes qui, telles quelles, pourraient s’appliquer aussi bien aux pays socialistes (tels que l’URSS à l’époque où y dominait la dictature du prolétariat, ou la Chine aujourd’hui). Plus généralement, on peut mentionner l’erreur fréquente qui consiste à identifier en fait décentralisation et développement des rapports capitalistes. Un tel raisonnement, poussé à l’extrême, amènerait à considérer l’Union soviétique comme beaucoup plus proche du socialisme que la Chine...

Le refus d’aborder de façon critique la période de Staline est, de son côté, une cause majeure de l’incapacité à expliquer la réalité soviétique d’aujourd’hui. Le dogmatisme est ici un obstacle essentiel ; il a pour résultat qu’on devient incapable d’expliquer la situation actuelle puisqu’on ne peut rendre compte de sa genèse historique. Seule une analyse des rapports réels entre la continuité et la discontinuité qui existent entre la période stalinienne et la période khrouchtchévienne — une analyse matérialiste — peut dans ce domaine ouvrir la voie à un progrès théorique minimum.

Un petit exemple. Il est juste de dénoncer la politique de différenciation des salaires qui fut établie par la réforme de 1965. Encore faut-il pouvoir expliquer pourquoi cette politique a, semble-t-il, rencontré des difficultés importantes — sinon été remise en cause. Mais surtout, il ne faut pas oublier que l’écart des revenus aujourd’hui, si important soit-il, est sensiblement inférieur à ce qu’il était à l’époque de Staline, à l’époque de la « lutte contre l’égalitarisme petit-bourgeois », et cela suite à la politique de... Khrouchtchev !

On peut aussi remarquer, par exemple, que la phobie du trotskysme chez les marxistes-léninistes (doublée d’une grande faiblesse dans la critique politique de celui-ci) a entraîné qu’une sorte de tabou est jeté sur la notion de bureaucratie et de bureaucratisme. Or, critiquer le caractère erroné de la conception trotskyste, et en particulier le formalisme et l’économisme de sa théorie de la bureaucratie, qui sert de substitut à une analyse de classe, est une chose. Mais on ne doit pas pour autant se priver de la notion de bureaucratisme, utilisée de nombreuses fois par Marx et Lénine. L’analyse de classe de l’URSS (aujourd’hui et dans le passé) nécessite en fait pour de nombreux aspects des rapports économiques et politiques une approche en termes de bureaucratisme. On peut mentionner au passage la place accordée par les communistes albanais à la lutte contre le bureaucratisme comme un aspect important de la lutte des classes sous la dictature du prolétariat.

Aujourd’hui, il nous paraît vraiment essentiel de critiquer les erreurs, les défauts et les insuffisances dont il vient d’être question. En effet, le problème du capitalisme en URSS est tout à fait déterminant. Tout d’abord, les travailleurs ne pourront être gagnés par les idées marxistes-léninistes que si celles-ci leur permettent de comprendre la réalité, de s’orienter dans la lutte pour transformer le monde objectif, il est indispensable de lutter pour développer une analyse scientifique de la société soviétique, qui seule sera crédible auprès des ouvriers révolu¬tionnaires ; il faut donc aussi rompre avec le type de dénonciations de l’URSS dont le caractère général et abstrait (quand ce n’est pas mystificateur) leur ôte beaucoup de vraisemblance. D’autre part, il est clair qu’il s’agit d’une question qu’il faut élucider pour progresser dans la lutte contre le révisionnisme (sous ses formes nationale et internationale) : rappelons ici nos remarques sur le problème du capitalisme d’Etat. Ajoutons que cette question est étroitement liée à tous les problèmes relatifs au socialisme, à l’image de la société future que se font ou se feront les masses populaires, au problème de la lutte des classes sous la dictature du prolétariat et des formes de dégénérescence de celles-ci (c’est-à-dire la signification de la « restauration du capitalisme »). Enfin, s’il est vital de comprendre les contradictions internes en URSS, c’est aussi pour pouvoir apprécier les causes et le caractère de l’expansion social-impérialiste dans le monde aujourd’hui, la politique internationale de la superpuissance soviétique.

Après ces remarques de caractère général, il faut souligner le caractère limité de ce qui suit : il s’agit d’abord d’indiquer pourquoi une analyse critique de la période de Staline est indispensable pour comprendre les contradictions qui déchirent la société soviétique actuelle, et ensuite d’essayer de rendre compte de certaines des contradictions parmi les plus importantes (nous centrerons ici l’analyse sur le système de planification). Ces dernières doivent être reconnues tout d’abord : c’est selon nous le point de départ de l’analyse des formes spécifiques du capitalisme d’Etat en URSS, qui bien sûr reste à faire.

(...)

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