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Du temps libre, pour quoi faire ?

Partisan magazine N°13 - Mai 2019

« Plus qu’une heure à tirer », puis « Vivement vendredi », puis « Bientôt les vacances », puis « C’est pour quand la retraite ? » : la vie du travailleur commence là où finit son travail. Mais si vous demandez à quelqu’un ce qu’il fait « dans la vie », il vous répond travail : vendeuse, actuellement au chômage, dans la logistique… Telle est la contradiction du prolétaire, entre travail contraint et temps libre. Mais le temps libre n’est pas si libre que ça…

Le temps libre n’est pas très libre.

Pour le temps de transport, c’est clair. Un accident de trajet est traité – difficilement parfois ! – comme un accident de travail. C’est un temps contraint, qui, en un siècle, a augmenté d’une manière spectaculaire. C’est autant à ajouter, ou à soustraire des réductions du temps de travail.
Et le temps libre, c’est d’abord la reconstitution de la force de travail. Manger, dormir, ne rien faire, c’est la maintenance de la machine ! Or la dégradation des conditions de travail, le travail en équipe, de nuit, sous surveillance informatique, avec augmentation de la charge et des cadences, etc, n’est pas compensée par une augmentation du temps de repos.
Même ce qui semble la vraie liberté personnelle, l’amour, la sexualité, la vie de famille, sont, pour le capitalisme, des nécessités comme production des futures forces de travail ; de temps à autre comme production de chair à canon. Ce qui n’empêche pas de discriminer les mères de famille. Car ce sont bien elles, et pas les hommes, qui connaissent encore les doubles journées, et, malgré un certain partage, la charge mentale du ménage, des courses, de l’éducation des enfants.
Le temps libre est donc comme le budget constitué principalement de « dépenses contraintes ». Après s’être fait exploiter par un patron, on se fait arnaquer par toute une série d’autres capitalistes : propriétaires, banquiers, commerçants, fournisseurs d’énergie, secteur du tourisme, etc. Le temps libre est principalement contraint !

Le temps libre est tout de même un petit peu libre.

Le loisir-détente est lui aussi envahi par la « société de consommation ». L’information et la culture sont pourries par le capitalisme. Comment en sortir ?
Marx utilise deux mots pour désigner le contenu du temps libre : « loisir et activité supérieure ». Un, ne rien faire, deux, faire quelque chose qui plat, comprendre le monde qui nous entoure, construire une activité avec d’autres.
Pas le temps, et pas l’argent, pour une 3e journée ? Mais alors, c’est un grand besoin de compenser, et une solide motivation… pour militer. Car au-delà de la musique, du sport, de la lecture, des rencontres, le vrai temps libre passe finalement par le collectif, l’association, le syndicat, l’organisation politique. Le seul, le vrai temps activement libre sous le capitalisme, c’est la lutte contre le capitalisme. C’est la seule manière de s’épanouir humainement, et collectivement.

Un potentiel énorme de temps libre

Voyons le problème largement. L’augmentation de la productivité est un des leviers du Capital, une nécessité de la concurrence. Mais si trois travailleurs sont remplacés par une machine, le premier pilote la machine, le deuxième la fabrique et l’entretient, et le troisième se dirige vers Pôle Emploi. Le « progrès » fait que les uns se crèvent au boulot pendant que les autres crèvent de ne pas en avoir. Le développement de la forme capitaliste du temps libre, c’est le chômage !
Prenons l’exemple d’un pays dominé, et où la plupart des ouvriers sont des ouvrières, le Bangladesh. La spécialité du pays, le textile, rassemble trois millions de travailleurs. L’horaire hebdomadaire maximum légal est de 48 heures. Mais les heures supp non payées pullulent. Résultat : jusqu’à 12 heures de travail par jour, 7 jours sur 7, soit 84 heures [1]. Les enfants ne font que… 64 heures [2]. Parallèlement, de 1991 à 2017, en 26 ans, le taux de chômage dans le pays a augmenté de 98%.
« Travailler tous, c’est justement ce dont, aujourd’hui, personne ne parle ». « 20 heures par semaine, c’est immédiatement possible ». « Ce formidable potentiel est un facteur qui n’a jamais existé dans les révolutions précédentes (Russie, Chine) » [3]. Mais qui veut d’une révolution ?

Les réformistes veulent seulement améliorer le capitalisme.

En septembre 2015, la confédération CGT annonce une « campagne pour les 32 h ». 3 heures de temps libre en plus, ce ne serait pas négligeable, et c’est en même temps réaliste ; avec Martine Aubry, c’était 4. « Carrément gauchiste », tacle notre blog Ouvalacgt (13 septembre 2015). « Sans le début du commencement de possibilité d’y arriver ». D’ailleurs, en fait de campagne, « aucune campagne n’est prévue sur le sujet, et les meetings de rentrée n’en ont soufflé un mot ». Trois ans et demie plus tard, on peut en faire le bilan…
La tendance actuellement est aux heures supp non payées, astreintes de fait par téléphone, modulation du calendrier (H+ et H-), travail le dimanche, serrage de vis pour les chômeurs, auto-entrepreneurs faisant des dépassements d’heures « librement », etc. Le temps libre est attaqué de mille manières, comme le reste.
Ce n’est pas que la revendication d’une réduction du temps de travail soit fausse, au contraire. C’est qu’elle devient de plus en plus utopique en-dehors d’une révolution. Ou d’une menace de révolution. Et il faudrait commencer par faire le bilan du passage aux 35 h grâce à des élections (lois Aubry de 1998 et 2000).
Même les réformistes radicaux, ceux qui ne voient que par la grève générale, posent rarement la question du contenu du temps libre – « pour quoi faire ? ». Et ils semblent oublier que tout changement réel passe par un changement de pouvoir politique révolutionnaire, par la destruction de l’Etat bourgeois et la mise en place d’un pouvoir des comités de travailleurs. C’est la seule perspective réaliste pour que notre lutte actuelle pour « travailler tout, moins, autrement » soit victorieuse, pour qu’elle devienne la politique officielle.

Et un jour, il n’y aura plus de temps libre, ni de travail !

La prise du pouvoir d’Etat permettra la prise du pouvoir sur les connaissances et la production. Le temps de travail diminuera, et l’aliénation également, en nous permettant de reprendre possession de nos outils de travail, de réduire la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel. Le temps libre pourra devenir largement un temps de lutte, d’effort et de conquête, bref de libération.
Telle était la perspective de Marx : « Le temps libre – qui est à la fois loisir et activité supérieure – aura naturellement transformé son possesseur en sujet différent, et c’est en tant que sujet nouveau qu’il entrera dans le processus de la production immédiate » [4].
Finalement, le loisir sera « activité supérieure », et le travail « libre développement de chacun » [5]. Il n’y aura plus de loisir, et plus de travail non plus ! On peut rêver ? C’est utopique ? Mais c’est la revendication et la lutte sans organisation politique communiste révolutionnaire qui sont utopiques.

Du temps libre pour l’émancipation des travailleurs
(Plate-forme politique de VP, cahier 3, n° 594, extraits)

La tendance générale du capital est de s’approprier les hausses de productivité en réduisant les ouvriers au chômage ou au sous-emploi. Notre combat pour le temps libre, pour la réduction massive du temps de travail, consiste en premier lieu en une riposte sur ce terrain. Il s’agit de récupérer à notre profit ce temps libre, dégagé par le renforcement de notre exploitation. C’est, en outre, la seule riposte qui permette de faire l’unité entre travailleurs et chômeurs. (…)
La lutte pour le temps libre, (…) c’est aussi la lutte sur le contenu du temps libre, contre les pseudo loisirs abrutissants ; pour l’éducation politique en vue de notre libération ; c’est la lutte pour un temps libéré, au travail comme en dehors, l’activité humaine devenant une activité politique globale pour maitriser notre vie.
C’est dans cette perspective que nous avions avancé, il y a quelques années, l’axe général « Travailler tous, travailler moins, travailler autrement ». Il a entrainé quelques ambiguïtés dues au flou du terme « autrement ». Que ce soit l’acceptation de la flexibilité, du temps partiel, de la modulation, etc, ou bien la valorisation des coopératives ouvrières, les SCOP, chacun a pu se retrouver derrière ce terme, y compris les pires réformistes, comme la CFDT ou les alternatifs. (…)
La construction de l’organisation communiste et des organisations de masses [sont les] seuls moyens de vivre « autrement » aujourd’hui.

[1Rapport de l’Overseas Development Institute, décembre 2016

[2Nolwenn Weiler, Bastamag, 15 mai 2013

[3« Crise, technique et temps de travail », Tom Thomas, 1982. Lire également « Partager le travail, c’est changer le travail », 1994. Disponibles sur http://www.demystification.fr/les-livres-de-tom-thomas-2/

[4Voir ci-plus haut la conclusion de l’article de la Cause du Communisme n°5

[5Le Manifeste, fin du chapitre II

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