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Algérie : double interview

Partisan Magazine N°14 - Décembre 2019

Nous avons interrogé deux jeunes militants, une militante désignée A et un militant désigné B. C’est un éclairage sur la profondeur de la mobilisation, et aussi sur ses limites. Vous noterez que la réponse sur la place de la classe ouvrière est meilleure que la question ! Car les revendications économiques immédiates, un emploi, un salaire, etc., peuvent à la fois tirer le mouvement vers l’avant, le sortir du seul cadre démocratique, des impasses électorales et constitutionnelles, ou au contraire le tirer en arrière, vers des luttes corporatistes dispersées.

 

Les causes du mouvement

 

Pourquoi un grand mouvement maintenant ? Il se disait qu’en 2011, l’Algérie avait peu participé au « printemps arabe » parce qu’il y avait le souvenir des chars d’octobre 1988 et de la répression dans le sang de la marche de 2001, et deuxièmement l’arrosage de prêts de la part du gouvernement.

A : Disons qu’en effet, une bonne partie des jeunes qui se battent ou se mobilisent aujourd’hui dans le cadre de ce mouvement dénommé Hirak n’a pas connu le souvenir des années 90 vu que ces années correspondent à leur période de naissance. Ils ne peuvent donc pas avoir connu, pour eux, les chars d’Octobre 1988, la décennie noire qui a suivi 1991 avec le Groupe Islamique Armé ainsi que la répression de la marche de 2001. Ensuite, les cours du gaz et du pétrole suivent les fluctuations en fonction de ce qui est orchestré comme politique mondialement. Sinon, aujourd’hui c’est un grand mouvement qui se met en place du fait du ras le bol, qui ne gagne désormais pas uniquement quelques franges « éclairées » du peuple mais la grande majorité de la population, qui n’en peut plus.

B : Oui, l’Algérie est un pays extrêmement jeune, et le Mouvement est extrêmement jeune. Les années noires, la guerre civile, c’est déjà du passé. Même si des événements comme la rencontre de Sant’Egidio en 1995 a laissé des traces politiques : un processus de « concorde nationale » ouvert à tous les partis politiques, y compris le FIS, front islamique du salut, et une fraction minoritaire du FLN ; et avec la participation de Louiza Hanoune du PST ! Sans résultat concret.
La cause du Mouvement, c’est la situation actuelle, qui est insupportable, ce sont les méfaits de l’Etat. Les scandales de corruption au sommet, et la vie qui devient de plus en plus dure à la base. Les mouvements de grève dans les entreprises, la Sonatrach, la SNTF (les cheminots), l’Education nationale, etc., ne datent pas de 2019. En 2017 par exemple, la loi de finances a provoqué un mouvement de protestation le 2 janvier. A Bejaïa, l’émeute dure 2 jours, il y a plus de 400 arrestations. Et presque quotidiennement dans des villages, il y a des barrages sur les routes pour réclamer la fin des coupures d’eau ou d’électricité.

Le 5e mandat de Bouteflika a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais quel est le contenu du vase ? Le « système », c’est le pouvoir des généraux et des grands patrons, c’est une bourgeoisie nationale complice des puissances impérialistes ? Quelle est la vraie cible du Mouvement (le Hirak) ?

B : Oui, le désir de Bouteflika de se présenter aux élections pour un cinquième mandat a été effectivement la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le contenu du vase est le ras-le-bol qui s’est accumulé depuis tant de temps. Ensuite lorsqu’on parle du « système » en Algérie, c’est plutôt l’ensemble des généraux et de l’armée qui tiennent véritablement les rênes du pays, bien que les grands patrons (autrement dit, la bourgeoisie nationale complice des puissances impérialistes) soient aussi dans le coup, dans la mesure où, en tant qu’Etat capitaliste, l’Etat algérien est donc par définition l’organisation politique et économique suprême des capitalistes d’Algérie. Cela dit, la vraie cible du Mouvement (dénommé Hirak) est aujourd’hui « le système » dans l’ensemble, c’est-à-dire globalement le pouvoir et « ceux qui gouvernent ». Ainsi, la cible est tout ce qui est cité ici, si ce n’est que le Hirak n’est pas encore un mouvement consciemment dirigé contre les capitalistes et leur système en tant que tels. Ce n’est dit que globalement pour le moment.

A : Le secteur privé a commencé à prendre de l’importance à partir de 1995, avec un plan d’ajustement structurel dicté par le FMI. L’unité des patrons et des généraux s’est faite autour de Bouteflika. Il donnait une image d’unité à un panier de crabes. Après l’avoir sacrifié à cause du Mouvement, ils ont été obligés d’en sacrifier d’autres, comme des proies jetées à une foule en colère pour la calmer.
Il y a maintenant deux clans. Les nouveaux tenants du pouvoir, qui succèdent à Bouteflika mais peuvent difficilement incarner l’unité de la bourgeoisie comme il le faisait. Et le clan des vaincus, Saïd le frère de Bouteflika, Haddad l’ancien patron des patrons, etc. Ils se présentent tous comme des amis du Mouvement, les premiers parce qu’ils répondent à ses revendications, les autres parce qu’ils sont des opposants au pouvoir actuel.
Le Mouvement n’est pas dupe. Il rejette même les opposants traditionnels comme le FFS et le RCD (front des forces socialistes, et rassemblement pour la culture et la démocratie).

« Le surgissement est né dans la rue », dit Giulia Fabbiano (14 mars 2019), mais « grâce à un travail militant de longue haleine menée en amont par les associations, les partis d’opposition, les intellectuels, les artistes ». Quelle est la part des militants, et quelle est la part des non-affiliés et des réseaux sociaux ?

B : Oui il s’agit en effet d’une accumulation. Comme on dit si bien, les petites gouttes forment les grands torrents. Et c’est exactement ce qu’il se produit. Pour la part des militants, il y a une grande masse de militants de gauche, d’extrême gauche, de syndicats, d’associations, etc…de tout genre qui s’investissent autour de la perspective globale commune qui est le départ du « système ». Même les « indépendants » ainsi que les réseaux sociaux ont fait des contributions allant dans le sens de ces optiques-là. Le problème, cela dit, est qu’il manque au Hirak une perspective d’orientation, servant comme son nom l’indique à ce que le peuple soit orienté, donc que le peuple sache pourquoi il se bat en positif et qu’ainsi il ait plus de chances de réussir, grâce à cette orientation, qui fait défaut aujourd’hui.

 

Le mouvement

 

Le Hirak se présente comme la suite et l’aboutissement de la révolution d’indépendance nationale, car la victoire a été volée au peuple (d’abord par l’armée des frontières). Est-ce que le mot de « révolution » est adapté, est-ce qu’il est utilisé ?

B : Oui, c’est la suite et l’aboutissement de la révolution d’indépendance dans la mesure où, dedans, beaucoup d’Algériens, aussi bien clairement qu’implicitement, veulent par ce mouvement reprendre en effet le flambeau de la révolution qui a mené à l’indépendance nationale. Ainsi, la période de révolution confisquée de 1962 jusqu’à maintenant par le « FLN / système » serait une sorte de « parenthèse ». Cela dit, même si cela prend la forme d’une révolution en quelque sorte, du fait que les masses populaires expriment leur ras le bol et leur exigence du départ de système, ce n’est pas tout à fait une révolution. Du fait du caractère spontané du Hirak, et que celui-ci n’a pas été préparé par une structure militante à la fois organisant le peuple et apportant une perspective, on peut plutôt parler de révolte. Donc le terme révolution n’est pas encore tout à fait adapté pour le moment.

Est-ce que la limite de l’unité populaire n’est pas dans l’unité avec les bourgeois libéraux, qui sont très « démocrates » parce que leurs affaires et leurs projets sont entravés par les clans au pouvoir. Ils sont prêts à écrire une nouvelle Constitution, à mettre en place un nouveau président et un nouveau gouvernement, mais ils veulent en fait « être calife à la place du calife ». Ces faux amis démocrates sont-ils dénoncés dans le Mouvement ?

B : Ces faux amis pseudo-démocrates ne sont malheureusement dénoncés que par une partie de la gauche, l’extrême gauche bien sûr et les syndicalistes, mais sinon, globalement, ils ne sont pas directement dénoncés en tant que tels dans le mouvement du fait que celui-ci n’est pas (encore) un mouvement social clairement et consciemment dirigés contre eux.

A : Pour les vieux partis complices du régime, c’est « dégage » aussi. Par exemple, Saïd Sadi, l’ancien secrétaire du RCD, s’est présenté à une manif du vendredi. Il s’est fait immédiatement dégager ! « Ta place n’est pas avec des tubes digestifs ! » : allusion à une formule dont tout le monde se souvient, utilisée par le secrétaire du RCD pour critiquer des manifs contre la hausse des prix, les pénuries, etc.
La honte est plutôt pour la France Insoumise, qui a reçu ce monsieur à son université d’été de Toulouse en août. Pour les Algériens, c’est un complice des généraux et de Bouteflika. Le sentiment d’un « tous pourris » est très répandu.

La présence massive des femmes dès le 2e vendredi a été remarquée par tous. Est-ce que leurs revendications et leur opinion sont claires et connues de tous ? Est-ce que les femmes ont des lieux où elles peuvent discuter entre elles ?

B : Pas aussi pleinement que l’on pourrait s’y attendre mais globalement, la réponse est quand même oui, du fait qu’elles ont leur tribune, leurs associations, que leurs milieux professionnels s’expriment (comme avec les avocates et diverses intellectuelles qui descendent dans la rue) et ainsi de suite.

A : Les femmes sont très présentes dans les manifestations du vendredi, mais leurs revendications particulières ne sont pas visibles. Celles qui ont posé le problème du Code de la Famille se sont fait huer. En fait, c’est un peu le dilemme mère ou pute. Les femmes mariées avec enfants sont des personnes respectables, les autres sont suspectes.
Les stades de foot, par exemple, sont des espaces formidables de politisation. Les associations de supporters ont composé des chansons qui sont reprises dans les manifs. « Je n’ai plus de président, mais j’ai une photo », « Je n’arrive pas à dormir, je pense à l’avenir »… Mais il y a aussi : « Quand il n’y a pas de président, les femmes prennent le pouvoir ». Les syndicats sont contre les femmes à l’usine ; ce n’est pas leur place !
La question de l’héritage (une demi-part pour les filles) n’est pas le problème n° 1. Le problème n° 1, c’est l’obligation d’avoir un tuteur, pour se marier par exemple.

« Pour l’instant la classe ouvrière n’est pas en train d’hégémoniser le mouvement populaire… Par exemple, dans le Sud, là où se trouvent les secteurs du pétrole et du gaz…, les travailleurs n’ont pas fait plus de cinq jours de grève et le processus d’auto-organisation est quasiment inexistant. » (Entretien avec Yani Aïdali, militant du Parti socialiste des travailleurs, 22/04/19 - https://www.revolutionpermanente.fr). Vrai ou faux ? Il y a une lutte contre la direction de l’UGTA, et des équipes syndicales en-dehors de l’UGTA. Il y a aussi des organisations politiques qui se réclament de la classe ouvrière. Mais est-ce que les revendications et les opinions des ouvriers et des travailleurs sont claires et connues de tous ? Est-ce que les travailleurs ont des lieux pour discuter entre eux ?

B : C’est vrai, hélas, que la classe ouvrière n’est pas en tête. Et c’est ce qui explique que le mouvement ne soit pas dirigé clairement et consciemment contre les capitalistes et leurs amis, les maîtres actuels. La lutte au sein de l’UGTA est assez connue, mais hélas, ni clairement socialiste (c’est plus des revendications ouvrières et sociales que des revendications socialistes à proprement parler) ni clairement dirigée contre les capitalistes en tant que tels, encore une fois, et ni grandement connue, au vu de l’aspect « globaliste » du mouvement Hirak. Mais en effet, les travailleurs ont des lieux et des tribunes pour discuter entre eux et de leurs idées, non seulement des lieux et des organisations en tant que tels mais aussi les réseaux sociaux…

Est-ce que la solidarité avec les jeunes inculpés ou emprisonnés est toujours présente dans le mouvement et reste un préalable à toute solution ?

B : Oui, et c’est une exigence populaire, et une exigence du mouvement en tant que telle. Cela dit, les récentes arrestations et emprisonnements d’opposants ou de participants au Hirak doivent servir de sérieux avertissement, notamment comme quoi le pouvoir est toujours en place, qu’il ne va pas lâcher les choses comme ça et qu’il n’hésitera pas même au dernier moment à utiliser s’il en ressent le besoin les moyens répressifs dont il dispose.

Quelles sont actuellement les perspectives d’organisation à la base et les perspectives d’aboutissement du mouvement ? Y a-t-il des communistes en Algérie ? Est-ce qu’ils sont connus ?

B : Les perspectives d’organisation à la base et d’aboutissement du mouvement, c’est, outre le départ du système, plutôt un ensemble de revendications sociales et la perspective d’une assemblée constituante. En effet, il y a beaucoup de communistes en Algérie, et ils sont assez connus. Les plus connus principalement d’entre eux sont connus avec le Parti Socialiste des Travailleurs (PST) sans oublier les autres diverses organisations se réclamant du socialisme. Cela dit, pour la plupart d’entre eux, ils sont plutôt hélas prisonniers des perspectives « démocratistes » et du coup s’enferment dans la perspective de la constituante, alors que le rôle des communistes devrait être de mettre la révolution socialiste à l’ordre du jour, de mettre plutôt à l’ordre du jour le pouvoir ouvrier et paysan plutôt qu’une hypothétique constituante, qui devrait être vite dépassée et qui, comme l’a montré l’exemple de la Tunisie, serait plus susceptible de faire dérailler la révolution et donc de laisser le système en place plutôt que d’en accélérer la destruction.

A : Il y a de grosses divergences entre le PST, parti socialiste des travailleurs, et VOS, voie ouvrière pour le socialisme. VOS a eu raison de scissionner (en avril). Mais VOS a une vision restrictive du prolétariat. En Algérie, le plus grand employeur, c’est le secteur informel.
VOS refuse l’adhésion de militants et militantes musulmanes ! C’est confondre l’idéologie et la politique.
Une caractéristique générale des trotskistes, c’est aussi d’ignorer les contradictions au sein de la classe ouvrière. Marx explique pourtant que le capitalisme met les ouvriers en concurrence entre eux. Ils ont toujours aussi l’attitude qui consiste à vouloir tout diriger et tout enseigner. Mao, je crois, disait : « Qui n’a pas fait l’enquête n’a pas le droit à la parole ».

 

Le contexte international

 

Quel a été l’impact en Algérie de la révolte populaire au Soudan ? Le refus des soldats de tirer sur le peuple a été déterminant au début du mouvement, à Khartoum. La répression exercée par les miliciens « janjawids » à partir du 3 juin a été déterminante aussi… Est-ce que la division entre les différentes forces militaires, et la division entre la base des soldats et l’encadrement des officiers est une question posée en Algérie ?

B : Pas encore, bien que certains soldats, policiers et gendarmes aient parlé publiquement dans une tribune en pleines manifestations du Hirak. Pour que ce soit posé, il faut l’intervention d’une structure militante cherchant à transformer ce mouvement en révolution proprement dite, et armer celui-ci d’une perspective.

L’attitude des Algériens émigrés en France a été claire : une grande solidarité avec le mouvement. L’attitude du gouvernement français a été claire aussi : un grand embarras. Mais que dire de l’attitude des organisations, partis, et associations de France ? Qu’est-ce qu’elle a été, qu’est-ce qu’elle devait être ?

B : C’est sûr que le gouvernement français, en tant que représentant et organisation de la bourgeoisie française, qui fait des affaires juteuses en Algérie, a peur pour les affaires là-bas de cette même bourgeoisie.
Pour les organisations, cela dépend desquelles, mais il semblerait que globalement la « gauche » est plutôt solidaire de ce qu’il se produit en Algérie. Il s’agit de penser à la gauche et à l’extrême gauche françaises. Cela dit, elles devraient faire preuve d’une plus profonde solidarité, dénoncer inconditionnellement le nationalisme, en tant qu’arme de la bourgeoisie française pour semer la division et les confusions, en dénonçant toutes les attitudes de la bourgeoisie française. Et surtout, pour l’extrême gauche, dans la mesure où la révolution socialiste est sa raison d’être, elle devrait lutter pour la révolution socialiste en France en lien avec celle en Algérie et vice versa, car les intérêts des travailleurs et peuples sont liés des deux côtés.

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