Approfondir > Lire

Lire

Partisan Magazine N°14 - Décembre 2019

DROIT DES FEMMES, TOUT PEUT DISPARAÎTRE

Pauline Delage - Textuel, 2018

L’auteure se demande si les droits et les acquis des femmes sont irréversibles ? Dans son livre elle cible le féminisme néo libéral, car s’il y a les attaques des réactionnaires, un autre danger guette, que ces droits soient isolés des questions sociales et politiques, dans une période où ces droits sont préemptés par les femmes bourgeoises. On revoit les acquis de 40 ans de luttes des femmes, ces acquis qui devraient aussi bénéficier prioritairement à celles qui subissent les inégalités sociales et le racisme.

Dans son introduction, l’auteure règle ses comptes avec la secrétaire d’État à l’Égalité femmes-hommes Marlène Schiappa : le budget du secrétariat d’État « a été amputé de 27 %, soit 10 fois plus que les 2,5 % de réduction qui affectent l’armée. » sans qu’elle se révolte.
Avant d’être secrétaire d’État elle avait développé sur son réseau : « Maman travaille ... la promotion de stratégies individuelles de conciliation du travail et de la famille des « mamans ». Elle a aussi rédigé plusieurs ouvrages sur cette même thématique ainsi qu’un autre intitulé Osez l’amour des grosses, vivement critiqué pour renouveler des clichés éculés sur les corps des femmes et les normes de désirabilité. » Marlène Schiappa « propose une version de l’égalité qui renonce à transformer les structures sociales. Par contraste avec les habituelles rabat-joie revendicatrices, la secrétaire d’État reflète l’image d’une féministe sympathique, conciliant légèreté de ton et engagement, qui remplit parfaitement le contrat des normes sociales (jeune, hétérosexuelle, blanche, de classe supérieure). Les droits des femmes peuvent alors être pensés comme une question édulcorée, indépendante de toute autre question politique, et sans rapport avec d’autres inégalités sociales ». Elle représente un féminisme, d’État bourgeois compatible, qui s’adapte aux restrictions budgétaires, et à l’air du temps. Dans le chapitre du livre intitulé : l’égalité au travail pour qui ? L’auteure précise que les politiques censées lutter contre les inégalités salariales, se centrent sur le « plafond de verre » qui bloque l’accès aux responsabilités aux femmes dans la haute hiérarchie. C’est un féminisme qui de fait se réduit à quémander des représentations dans les institutions, bien représenté dans la presse « féminine » bourgeoise. « Très dominant médiatiquement et dans les discours publics, le problème de la « conciliation » des vies professionnelle et personnelle cible notamment la question du manque de temps et des déséquilibres temporels. Or cette focalisation sur le rapport au temps concerne principalement les couples de classes moyennes et supérieures dont les deux membres travaillent à temps plein et qui ont des enfants à charge. A partir du cas britannique, la sociologue Tracey Warren a montré que la question se pose tout autrement du point de vue de couples des classes populaires et dans lequel les deux membres ne travaillent pas à temps complet. Pour ces couples, la nécessité d’« arriver à joindre les deux bouts » et la quête de la sécurité financière structurent l’existence davantage que celle du temps. Ainsi, la conciliation telle qu’elle est souvent présentée est pensée au prisme d’une frange privilégiée de la population et ne permet pas d’embrasser les conditions de vie des femmes les plus précaires. Peu coûteuse, la promotion de cette « égalité élitiste » masque la question des conditions de travail des femmes - qui touche les emplois féminisés, y compris ceux occupés par les classes populaires, comme les caissières, les aides-soignantes, en particulier dans un contexte de grande précarisation et de dégradation des conditions de travail ».

Et qui s’occupe des enfants des femmes et des hommes des classes moyennes ? Souvent des femmes racisées, venues d’autres continents, qui parfois ont dû laisser leur.s enfant.s au pays. « Les femmes employeuses exercent ainsi quotidiennement une domination de classe, entretenue par des formes plus ou moins explicites de racisme, qui rend le travail effectué par les nounous invisible, empêchant tout égard quant à leurs conditions de vie. Ce rapport de domination dépasse les clivages politiques et n’est pas confiné aux femmes de classes supérieures conservatrices. Un « grand marché de soin d’autrui » s’organise ainsi à l’échelle mondiale et il contribue à réorganiser la division sexuée du travail dans les pays pourvoyeurs de travailleuses du soin et d’autres qui en demandent pour s’occuper des personnes vulnérables ».

Les femmes qui portent le hijab, sont encouragées à se faire invisibles. Cela ne touche pas que l’école. Elles n’ont quasiment pas leur place sur le marché du travail. « Alors que la promotion des droits des femmes s’est en partie fondée sur la sortie des femmes de l’espace domestique, les femmes musulmanes, elles, sont incitées à ne pas occuper l’espace public, à limiter leurs perspectives en temps de formation et d’avenir professionnel, mais aussi à travailler au sein du foyer, le leur ou celui des autres. Elles constituent pour une grande partie d’entre elles une main d’œuvre disponible sans emploi ou en situation de sous-emploi ».
L’auteure propose de « repolitiser le droit des femmes », nous préférons dire qu’il faut que les femmes se politisent, que l’émancipation des femmes sera l’œuvre des femmes elles-mêmes.

SIX MOIS ROUGES EN RUSSIE

Louise Bryant - Libertalia, 2017

Aussi vrai qu’elles n’ont jamais cessé d’y participer, les femmes n’ont jamais cessé de témoigner des luttes et des révolutions, par la plume et le pinceau. Mais le patriarcat s’est efforcé de les réprimer et les ramener au silence. Et souvent leurs propres camarades révolutionnaires se sont fait les auxiliaires les plus zélé-e-s de cette répression et de cette silenciation. Depuis les années 1970 ont redécouvre progressivement l’œuvre de Séverine (de son vrai nom Caroline Rémy), longtemps présentée comme une simple « amie et collaboratrice » de Jules Vallès, le célèbre « insurgé » de la Commune de Paris.

Le centenaire de la révolution d’Octobre a été l’occasion de traduire enfin en français Six mois rouge en Russie de Louise Bryant, et d’apprendre qu’elle n’était pas que la « Friend and lover » de John Reed. Depuis 1919, le livre de Reed, Les dix jours qui ébranlèrent le monde, traduit dans toutes les langues, a été constamment réédité, et étudié à la loupe par des générations de militant-e-s qui se rêvaient d’imiter les bolchéviques. On ne se souvenait plus guère de Louise Bryant que grâce ou à cause du film romantique de Warren Beatty, Reds (1981), ou elle apparaissait sous les traits de Diane Keaton. Comme son traducteur l’écrit dans la préface du livre « cette unique occurrence cinématographique ne lui permettait pas de sortir du statut dépréciatif de jolie et sympathique girlfriend » du journaliste révolutionnaire. A la lecture de la fresque pleine de vie qu’elle dresse de la deuxième expérience de dictature du prolétariat, on mesure tout ce que lui doit le livre de Reed, publié quelque mois plus tard.

Journaliste socialiste et féministe, engagée dans le soutien aux luttes ouvrière et dans la bataille pour le droit de vote des femmes, Bryant a existé et témoigné de son temps avant sa rencontre avec Reed et a continué à la faire pendant les 16 années où elle lui a survécu. Reed est mort à Moscou en 1920 dans les années héroïques de la révolution (même s’il sentait déjà venir le ressac). Bryant aura le temps de voir et de dénoncer dès 1926 la dégénérescence du processus révolutionnaire, sans pour autant renoncer à son idéal de libération. La bourgeoisie ne lui donnera pas l’absolution qu’elle réserve aux repentis. De plus, elle était trop libre et trop bisexuelle pour que son époque le lui pardonne. Même l’anarchiste Emma Goldmann la trouvait trop délurée pour l’inviter à sa révolution.

Aucun groupe militant n’était prêt à prendre soin de son souvenir. Notre époque semble prête à l’écouter enfin. Tant mieux.
Comme femme, elle aura un accès privilégié à des figures de la révolution comme Catherine Breshkovski, Maria Spiridonova ou la camarade Alexandra Kollontaï. Elle aura côtoyé de près les bolchéviques dans leur QG de l’institut Smolny. Surtout, elle décrit avec finesse la spontanéité révolutionnaire, la rapide maturation des consciences, la façon dont le prolétariat s’empare des problèmes politiques et prend confiance en sa force. Bien loin des fantasmes de complots, et de coups d’état par lesquels la bourgeoisie explique la révolution, ce récit remet les masses sur le devant de la scène. Il montre que la réalité d’une révolution est complexe et ne rentre pas dans les schémas préétablis chers aux dogmatiques. Elle montre aussi à quel point c’est une expérience exaltante et elle le fait avec beaucoup d’humour, de passion et de lucidité politique.

LA GUERRE DE L’OMBRE EN SYRIE

Maxime Choix - Éd. Érick Bonnier, 2019

Maxime Chaix, dont la véritable activité est « d’ aider des réfugiés à reconstruire leur vie en France » (p. 206), s’est d’abord mis à traduire Peter Dale Scott (L’Etat profond américain...) puis à écrire des articles sur les guerres ignorées qui fabriquent des réfugiés. Il s’est heurté aux murs invisibles de la pensée unique, sinon au secret défense. Il décide alors d’écrire un livre pour montrer « comment - sous couvert d’appuyer des « rebelles modérés » -, les puissances occidentales et leurs partenaires ont renforcé la mouvance islamiste accusée des attentats du 11 septembre et du Bataclan ». Ce soutien se poursuit après les attentats de 2015 (p. 93). C’est l’intervention russe qui changera la donne. L’auteur avoue avoir été étonné lui-même en découvrant l’ampleur de cette guerre de l’ombre, au vu des milliards de dollars, des milliers de tonnes de matériels, des dizaines de pays complices, ainsi que les tonnes de silences et de mensonges médiatiques.

La dimension directement contre-révolutionnaire - bourgeoisie contre prolétariat et pas seulement contradiction entre impérialistes - affleure ici et là (p. 8, 60, 159) sous la forme du « printemps arabe » de 2011. Mais cette contradiction ne constitue pas une dimension à part entière de l’analyse. Les Kurdes ne sont pas mentionnés. L’arrière-plan objectivement révolutionnaire, qui se mêle aux conflits entre nations et aux interventions impérialistes, n’est pas, lui, sorti de l’ombre. On devine pourtant, derrière la volonté de briser « l’arc chiite » qui relie l’Iran au Hezbollah libanais, le spectre de la révolution iranienne de 1979 et de l’humiliation de la puissance américaine. Derrière le soutien de l’Arabie Saoudite et du Qatar aux djihadistes, on doit reconnaître l’empressement de bourgeoisies à soutenir les pires criminels fascistes quand le peuple se révolte.

L’auteur se livre en réalité à un journalisme indépendant à l’américaine, sur le modèle du pays où l’on peut dire et écrire ce que l’on veut à propos des crimes d’Etat les plus scandaleux sans que cela ne change quoi que ce soit à la réalité dénoncée. Les journalistes en France sont quasiment obligés, eux, dit-il, de s’aligner sur le discours du quai d’Orsay. Il en appelle finalement « aux associations de victimes du terrorisme qui pourraient jouer un rôle décisif dans [un] salutaire mouvement citoyen » (p. 197). « Face à la déraison d’Etat », conclut-il. Cette « déraison », nous le savons, a sa propre raison, celle d’une classe dominante. Sans la nommer, Maxime Chaix nous en apprend beaucoup sur elle. Oui, remarquable coup de projecteur sur ses zones d’ombre.
La lutte contre les terroristes ? Mais c’est vous qui les avez soutenus !

Soutenir par un don