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Libéralisme économique et nationalisme : de Tito à Milosevic, Tudjman et Cie

Partisan N°88 – Mars 1994

A lire ou écouter les divers commentateurs de la situation en Bosnie, l’apparition de l’ultranationalisme serbe ou croate reste inexpliqué. Il y a d’un côté les tenants de la « fatalité des haines séculaires » entre Serbes et Croates, thèse qui ne résiste pas une seconde à l’analyse historique : au contraire, ce sont des siècles de coexistence qui ont conduit à la création de l’Etat Yougoslave au début du vingtième siècle. D’un autre côté, il y a ceux qui font l’impasse sur la question, éludent l’histoire et se content de commenter l’actualité ; ils sont ainsi réduits à l’impuissance pour comprendre ce qui se passe.

Un calendrier à avoir en mémoire.

Entre 1950 et 1957 : après la rupture avec l’URSS, la collectivisation des terres et des entreprises est abandonnée, les liens économiques sont renoués avec le monde occidental.

 

1962-1966 : décentralisation de l’appareil d’Etat, élimination des forces centralisatrices dirigées par les cadres serbes.

 

1965 : début de la réforme économique mettant au premier plan le marché. Explosion de l’émigration. Apparition de l’inflation. Entre 1964 et 19714, la dette extérieure est multipliée par quatre et atteint 2,7 milliards de dollars. Chaque république, chaque région reprend son autonomie, quitte à être en concurrence avec la voisine. C’est l’autogestion.

 

1968-1971 : multiplication des grèves ouvrières, essentiellement dans les secteurs industriels des régions les plus riches, le plus souvent sur des questions de salaires.

 

1969 : grave crise politique en Slovénie à propos de la priorité (ou pas) des liens avec l’Autriche et l’Allemagne.

 

1971 : épuration des dirigeants de la Ligue des Communistes croates pour leurs compromissions avec le nationalisme. Tudjman est emprisonné. Ce sont ces dirigeants qui réapparaissent actuellement à la tête de la république croate de 1992.

 

1971-1974 : deux Constitutions successives accentuent l’autonomie des républiques, leur donnent le droit à la sécession, créent la nationalité « musulmane » en Bosnie pour contrer les nationalismes serbes et croates. Ces constitutions marquent le summum du désaccord entre Tito et les dirigeants serbes qui voient dans le soutien aux minorités et dans le fédéralisme une atteinte à lure souveraineté et leurs intérêts.

 

1980 : mort de Tito, mise en place d’une présidence tournante (tous les six mois) à la tête de la fédération.
Explosion de la dette externe yougoslave, les intérêts ont été multipliés par 10 depuis 1970 ! La dette totale est passée de 4 à 18 milliards de dollars entre 1973 et 1982. L’inflation se monte à 40%

 

1981 : émeutes économiques et démocratiques au Kosovo, réprimées férocement par le gouvernement serbe pour des motifs nationalistes (le Kosovo est une province de Serbie).

 

Mai 1986 : élection de Milosevic à la présidence de la Ligue des Communistes de Serbie

 

Septembre 1986 : Mémorandum de l’Académie serbe qui dénonce « l’assujettissement économique de la Serbie par la Croatie et la Slovénie », la situation (supposée) faite aux minorités serbes dans les autres républiques et sert de base idéologique au renouveau du nationalisme serbe.
En Yougoslavie, l’inflation atteint 1000 à 1200%.

 

1987-1988 : puissants mouvements de grève contre la misère et le gel des salaires.

 

1989 : l’inflation atteint 2500%, le chômage augmente de 10%. Depuis la mort de Tito, le pouvoir d’achat a chuté de50%.

 

Janvier 1990 : XIVème et dernier congrès de la Ligue des Communistes Yougoslaves.
Juin 1991 : début de la guerre en Slovénie. Puis en juillet en Croatie, et en avril 1992 en Bosnie.

La constitution de la Yougoslavie

La Yougoslavie nouvelle s’est constituée en 1945 sur la base de la guerre des partisans dirigée par Tito. Les Tchetniks royalistes serbes n’avaient eu qu’un rôle secondaire dans la résistance antinazie, où ils s’étaient d’ailleurs fait remarquer par leur sauvagerie aveugle contre les populations croates (au nom de la lutte contre les Oustachis alliés des nazis).
Dès l’origine, Tito et son régime ont e le souci de prendre en compte le sentiment national. Six républiques sont créées (plus deux provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine), les trois langues différentes sont reconnues (serbo-croate, slovène et macédonien), les droits des minorités sont protégés par la constitution. Quoiqu’on en pense par ailleurs du régime de Tito, ce sera une de ses soucis constants jusqu’à sa mort.

 

Le problème essentiel, c’est que la conception nationale du régime titiste reste étroitement nationaliste. Il faut rappeler que les sociaux-démocrates des Balkans avaient élaboré depuis 1910 des projets de fédération où question sociale et nationale étaient étroitement mêles. Les populations sont tellement mélangées (et cela s’est encore accentué depuis) qu’il est impossible de lutter pour les droits nationaux sans lutter en même temps contre les propriétaires fonciers, les exploiteurs, les grands bourgeois.

 

Or, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes reconnu par la constitution yougoslave et le régime titiste est coupé d’un projet de libération sociale, d’un véritable pouvoir populaire ouvrier et paysan. Dès l’origine il ne s’agit que du droit des diverses bourgeoises nationales et non du droit des peuples. La Yougoslavie existera sur la base de ce consensus entre les diverses fractions nationales.

 

« Dans l’histoire politique serbe, il n’est pas un parti politique qui n’ait souligné dans son programme l’importance des libertés politiques. En même temps, pas un seul parti n’a bâti un programme clair de modernisation économique, un parti qui se serait engagé à rompre une bonne fois pour toutes le cercle vicieux d’une société pauvre dans laquelle la stratification sociale est impossible parce qu’elle maintient la plus grande partie de la population au plus bas de l’échelle sociale. »
(Latinka Petrovic, Cercle de Belgrade)

Centralisation et réforme économique

Sans rentrer dans tous les détails, la suite est logique. En 1965 (après la rupture avec l’URSS) débute une grande réforme qui vise à décentraliser la responsabilité économique, à renforcer le rôle du marché comme régulateur de l’économie.
L’effet est inévitable : chaque république, et donc chaque bourgeoisie nationale à sa tête, tente d’augmenter sa part du gâteau à son profit, tente de se constituer une base étatique complète dans sa république. On a pu parler à cette occasion de « gaspillages » bureaucratiques de l’autogestion, comme par exemple l’existence d’autant de services publics que de républiques (PTT par exemple). Il ne s’agit pas de cela : ce n’est que la conséquence du libéralisme économique et de son effet en termes de politiques nationales.

 

Dès cette époque, le libéralisme économique a encouragé le nationalisme des dirigeants locaux. La bourgeoisie « yougoslave » (c’est-à-dire fédérale) n’a plus qu’une base réduite à l’appareil central de l’Etat, et donc guère viable.

La crise économique et le nationalisme

Les années 1968 à 1971 sont marquées par de multiples mouvements de grève d’une part et la résurgence du nationalisme dans la plupart des républiques. C’est l’effet à retardement de la réforme économique dans un pays qui n’est quand même pas très riche.
Tito et son régime y répondent de manière administrative : répression et purges d’un côté, modifications constitutionnelles pour empêcher le développement du nationalisme croate ou serbe. Mais de telles mesures autoritaires antinationales ne peuvent que renforcer le ressentiment et donc le nationalisme des bourgeoisies locales, dans la mesure où on ne s’attaque pas à leur pouvoir économique. La Constitution de 1974 sera ainsi toujours considérée par les dirigeants serbes comme une humiliation et une restriction de leurs « droits nationaux ».
La bourgeoisie étatique de chaque république, confrontée aux difficultés économiques croissantes, trouve un dérivatif dans le nationalisme avec ses boucs émissaires : le pouvoir central, les minorités etc. Ainsi Milosevic apparaît logiquement, de la même manière que la crise en Europe occidentale produit des Le Pen, Pasqua et des mesures anti-immigrés. En Yougoslavie, l’imbrication des nationalismes a grandement facilité et accéléré cette évolution.

 

« Au début des années 70 la bureaucratie s’est mise à produire une nouvelle idéologie, le nationalisme, tout en renforçant la répression contre toutes les aspirations à des réformes démocratiques orientées vers la création d’une société civile et d’un Etat de droit (…). Une fois épuisées les possibilités de légitimer l’absolutisme en faisant appel aux intérêts des producteurs des valeurs matérielles de la société, la bureaucratie ‘est présentée comme le producteur des intérêts de sa propre nation ».
(Miladin Zitovic, Cercle de Belgrade)

 

A partir des années 80 et de la mort de Tito, c’est l’accélération brutale, renforcée par la crise catastrophique de la Yougoslavie. C’est l’apparition ouverte des aspirations à l’indépendance en Slovénie, en Croatie, la renaissance d’un chauvinisme fascisant en Serbie. La Yougoslavie a commencé à éclater (voir Partisan N°67).

Du centralisme bureaucratique au populisme fascisant

Mais on ne peut en rester strictement au plan économique pour expliquer le développement de l’ultranationalisme dans les masses, ainsi d’ailleurs qu’une idéologie strictement fasciste chez une partie des intellectuels serbes et croates (il faut savoir que la « purification ethnique » n’est pas qu’une réalité atroce, mais que c’est un concept théorisé et planifié, à l’image du nazisme ou du « peuple élu sur la terre promise »).

 

Le régime titiste, fédéral ou dans chaque république, était un régime autoritaire, rigidement centralisé, où le débat politique de masse était absent, où les contradictions étaient réglées à coups de purges et de mesures législatives. Il n’y avait aucune éducation politique de masse, aucun esprit critique, et seuls les experts (politiques ou économiques) étaient concernés. En ce sens, parler de « populisme » n’est pas faux, dans la mesure où ces mêmes dirigeants prétendaient agir pour le bien de tous, et entraînaient les masses à les soutenir sur cette base.
Mais quand le carcan du centralisme bureaucratique éclate, le faible niveau d’éducation des masses laisse la porte ouverte à toutes les idéologies, d’autant qu’elles ont été éduquées à suivre des dirigeants. Quand ceux-ci sont de bons démagogues (comme Milosevic), des apparatchiks reconvertis, on peut ainsi passer directement à un soutien large au nationalisme. La politique révolutionnaire, c’est d’abord l’éducation politique des masses, le développement de leur autonomie et de leur esprit critique, le tout pour défendre leurs intérêts et non ceux d’une couche dirigeante qui cherche à les manipuler.

 

« Dans tout l’espace de l’Europe centrale et orientale ne fonctionne qu’une seule tradition efficace : le populisme (…). Les virus du populisme, dans l’Europe centrale et orientale post-communiste, ont trouvé un terrain favorable, parfaitement préparé déjà parle collectivisme du socialisme étatique (…). Ceux qui, aujourd’hui, épousent le nationalisme ne doivent pas oublier qu’ils ont reçu leur lit nuptial en cadeau de noces de l’Etat parti. »
(Laslo Vegel, Cercle de Belgrade)

Quelques leçons en forme d’espoir

Ce retour historique permet de tracer quelques pistes pour le futur de la Yougoslavie, mais aussi pour tous les révolutionnaires.
Le libéralisme économique mène au nationalisme, et c’est accéléré en période de crise.
Il ne peut y avoir de libération nationale sans libération sociale.
En Yougoslavie comme ailleurs, la clé est dans l’éducation politique des masses, leur prise en charge par elles-mêmes de leur destin contre les dirigeants nationalistes.

 

A.Desaimes

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