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Il y a 40 ans : La révolution des oeillets

Partisan N°273 - Avril 2014

Le 25 avril

Le 24 avril 1974, le journal Republica de Lisbonne invite ses lecteurs à écouter l’émission « Limite » pendant la nuit. A 22 h 55, la chanson « E depois do Adeus » (et après les adieux) est diffusée ; c’est le signal du début des opérations pour le MFA, le mouvement des forces armées. A 0 h 20, une autre chanson interdite par le pouvoir, « Grandola Vila Morena » confirme que les opérations sont en marche. Les « capitaines » dirigent leurs troupes vers les aéroports, les radios et les quartiers généraux des régions militaires. Les communiqués à la radio se succèdent :
« A tous les élements des forces militaires et policières..., nous demandons de retourner immédiatement à vos casernes et d’attendre les ordres qui seront donnés par le MFA... » « La population, afin d’éviter le moindre incident... doit rentrer chez elle et garder son calme ». La population fera exactement le contraire, elle envahit les rues massivement, fraternise avec les soldats, leur offre des oeillets.
Marcelo Caetano, le successeur de Salazar à la tête du pays, se réfugie dans la caserne principale de la gendarmerie de Lisbonne. A 16 h 30, il accepte de se rendre, à condition que ce soit à un officier supérieur ! On lui envoie le général Spinola.
A 20 h, se sentant traqués, quelques membres de la DGS (ex-PIDE), la police politique, tire sur la foule, faisant quatre morts. Ce seront les seules victimes de ce « processus révolutionnaire en cours » qui va durer deux ans.
Comment un tel basculement du pouvoir a-t-il pu se produire ? Pourquoi a-t-il eu lieu au Portugal ? Et pourquoi cette année-là ? Une crise révolutionnaire ne tombe pas du ciel...

Un maillon faible

Le Portugal a 9 millions d’habitants. C’est un petit pays, le plus pauvre de l’Europe à l’époque, mais qui consacre 40% du budget de l’Etat à l’armée, pour financer une guerre coloniale qui dure depuis 13 ans. 40% de la population est analphabète. L’augmentation des prix dépasse les 25% par an. Les jeunes gens s’exilent pour ne pas faire 4 ans de service militaire en Afrique. Près de 30% des Portugais (2,5 millions) ont émigré en France, en Belgique, en Allemagne... La colonne vertébrale du régime, c’est la PIDE, son bras droit l’armée, son idéologie le catholicisme le plus traditionnel. Une dictature directement au service des grands propriétaires fonciers et de la grande bourgeoisie.
Tout cela fait que le Portugal est un maillon faible de la chaine impérialiste. A cheval entre une domination de l’Angleterre, de l’OTAN et des USA, et une Europe qui se construit. Le dernier à s’accrocher au colonialisme après la vague de libération nationale en Afrique et en Asie. Affaibli encore par la crise « pétrolière » de 1973 qui pèse sur l’envoi d’argent au pays par les émigrés. Voilà comment un régime qui date de 1926 et semble une dictature en béton, peut s’écrouler en quelques heures.
Gardons bien à l’’esprit le rôle déterminant joué par la lutte des peuples dominés : avec le Frelimo, Front de Libération du Mozambique, le MPLA et l’UNITA en Angola, le PAIGC en Guinée Bissao et au Cap Vert.

L’armée

Le coup d’Etat du 25 avril est l’exact opposé de celui du Chili perpétré sept mois auparavant. Progressiste et non réactionnaire ; déclenchant à son corps défendant une mobilisation populaire, alors que Pinochet réprime, dans le sang et la terreur, cette mobilisation.
En tout état de cause, l’armée n’est pas une réalité de classe plus homogène que l’usine ou la paysannerie. Spinola y incarne la grande bourgeoisie dans ce qu’elle ne doit pas se contenter de se crisper sur le passé sans préparer l’avenir. Otelo de Carvalho y représente la face révolutionnaire de la petite-bourgeoisie, un des leaders du MFA et des capitaines. Et il y a la masse des appelés. L’homme fort qui semble incontournable dès le premier jour, Spinola, ne le restera pas longtemps. La révolution commence par une continuité avec l’ancien régime (on l’a vu en Tunisie, en Egypte, les exemples sont nombreux), mais c’est un processus de radicalisation. Puis de reflux.
Le MFA est l’affaire des capitaines. Son programme est démocratique, pour le pays lui-même, et pour les colonies. Il est petit-bourgeois, donc instable. Car la démocratie, pour les travailleurs, c’est la possibilité de dire ce qui ne va pas, d’abord dans les domaines économique et social.
Notons encore que les premières revendications du clandestin MFA étaient de nature syndicale, et le resteront principalement assez longtemps. Sa première réunion importante a lieu en septembre 1973, et elle doit son succès à un réflexe corporatiste. Le pouvoir venait de publier deux décrets qui facilitaient le recrutement des officiers, ce qui provoque la colère des gradés en place. Une dialectique du syndical et du politique, et de longs mois de travail d’organisation, voilà le secret du MFA. Le mouvement peut même se permettre, cinq semaines avant le 25 avril, une tentative manquée de putsch.

La gauche

La libération des prisonniers politiques signifie aussi que les militants exilés peuvent rentrer. Le 29 avril, c’est le socialiste Mario Soares. Le 30, le secrétaire du parti communiste, Alvaro Cunhal. Ils sont accueillis par des manifestations massives. Ils rendront les plus grands services à la bourgeoisie.
Le premier texte officiel du PC donne l’axe central : « une solide alliance entre les forces populaires et les militaires démocrates. » N’y voyez pas du Lénine de 1917 : « Armer le prolétariat est la seule garantie » (tome 23). Concrêtement cette alliance se traduit par un gouvernement d’union nationale sous la présidence de l’ancien franquiste dans la guerre d’Espagne, et ancien général responsable de la guerre coloniale en Guinée Bissao, Spinola. Autour d’un premier ministre patron et avocat de droite, un ministre des affaires étrangères socialiste, un ministre du travail communiste, et un titre de ministre sans portefeuille pour Alvaro Cunhal.
La politique économique de ce gouvernement « a été bien accueillie par le patronat », note le Financial Times de Londres, le 29 mai 1974. Les travailleurs n’ont pas le même avis. Les grèves se multiplient pour la revalorisation du salaire minimum. Une manifestation est organisée par l’extrême-gauche le 26 mai. La troupe la disperse à coups de gaz lacrymogènes et de charges à cheval.
Et pendant ce temps, la guerre continue en Afrique...

Conclusion

Que faire dans une telle situation ? Et qu’ont fait les maoïstes ou autres communistes révolutionnaires à l’époque ? - Ce sera évidemment une question centrale lors de nos réunions organisées à l’occasion de cet anniversaire. Avec des camarades qui sont allés sur place, et qui, 40 ans après, s’en souviennent !

MFA : mouvement des forces armées
DGS : direction générale de sécurité (ex-PIDE)
PIDE : police internationale et de défense de l’Etat
Frelimo : front de libération du Mozambique
PAIGC : parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert
UNITA : union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola
MPLA : mouvement populaire de libération de l’Angola

La mobilisation des travailleurs

Les chefs de la junte ont promis « d’accomplir un programme de salut pour le pays et de restituer aux Portugais les libertés civiles dont ils ont été privés ». En même temps, ils ont lancé un « appel au calme » et au soutien du pouvoir militaire pendant « une période de transition », au terme de laquelle des élections libres seraient organisées et une assemblée constituante formée.
Mais la nouvelle du renversement de Caetano a immédiatement jeté les masses dans la rue. Aucun discours, à la radio, n’a pu les arrêter. Les foules en colère ont pourchassé les policiers en uniforme et les indicateurs de la police. Plusieurs ont été tués, avant que les militaires ne les arrêtent - plus pour les protéger qu’autre chose ! Ainsi, la « liquidation de la police secrète » a été réalisée sans tarder par l’action des travailleurs eux-mêmes.
La junte a aussi promis de libérer les prisonniers politiques. Mais, ici encore, c’est l’action des masses qui a forcé la main des militaires :
« La junte avait dit qu’elle libérerait tous les prisonniers politiques incarcérés ou en attente de jugement - exceptés ceux qui l’étaient pour crime - et que les prisonniers de Caxias devraient attendre les décisions officielles. » (Morning Star, 27 avril 1974). La foule de 5.000 personnes qui a entouré la fameuse prison de Caxias exigeait la libération de tous les prisonniers, et rappelait ainsi sa promesse au nouveau régime.
Sans la permission ni les conseils de la junte, les travailleurs ont exercé leur droit de grève. De même, sans attendre le verdict des avocats, ils ont exercé leur droit à manifester : le 1er mai, 500 000 personnes ont manifesté dans les rues de Lisbonne. Les employés des journaux ont expulsé les rédacteurs fascistes, et, dans de nombreux cas, ils ont assuré eux-mêmes la parution des journaux.
Spontanément, les employés de la fonction publique ont tenu des réunions pour expulser les éléments fascistes qui étaient à la tête de leurs départements. L’humeur révolutionnaire s’est étendue comme un feu de paille à la base de l’armée. Les soldats paradaient avec des oeillets rouges - symbole de la révolte - au bout de leurs fusils.
Le 1er mai, les marins ont manifesté avec les travailleurs, et portaient des banderoles réclamant le socialisme. Plus inquiétant pour la junte, une lettre est apparue dans le journal Republica, signée par des soldats, des marins et des aviateurs servant en Guinée qui y exigeaient la paix immédiate.
Spinola et sa clique regardaient avec horreur le mouvement des travailleurs portugais. Face à une mobilisation d’une telle ampleur, il était hors de question de recourir à la répression armée. L’armée elle-même aurait éclaté en morceaux.
Le courageux « démocrate » Spinola a décidé qu’il valait mieux rester discret. Les représentants des capitalistes et des propriétaires fonciers ont décidé d’attendre la fin de l’orage et de rechercher, en attendant, une solution de compromis provisoire.
Le bonapartiste Spinola a très bien compris que son aptitude à diriger et contrôler les masses passerait par le soutien des directions des syndicats et des partis ouvriers. Dans cette stratégie, le rôle principal a été joué par les dirigeants du Parti Communiste et du Parti Socialiste.
Alan Woods, juin 1974. Extrait.

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