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Quelques leçons de la Marche pour l’Egalité de 1983

Partisan N°269 - été 2013

Interview d’un marcheur de l’époque par le journal Partisan - Septembre 2013

Pour comprendre l’évènement qu’a constitué la Marche pour l’Egalité de 1983, il faut se souvenir du contexte politique de la période ?

- Oui, il faut remonter jusqu’aux années 1970/ 73 et se souvenir du climat raciste de l’époque, de la montée des assassinats racistes, des bavures policières, qui ont amené le Mouvement des Travailleurs Arabes à déclencher une grève anti-raciste qui a été assez suivie. Les années suivantes, on voit se multiplier les actions et revendications d’immigrés adultes et de jeunes issus de l’immigration, ces jeunes vivant dans les cités de transit, contre la double peine. Elle consistait à renvoyer « dans leur pays » des jeunes qui avaient toujours vécu en France, pour y purger une deuxième peine après leur délit sanctionné en France.

Et sur le plan des partis politiques et au niveau international ?

- C’est le début de la rigueur sous Delors, le recentrage de la CFDT… Mais le taux de chômage reste assez faible, et l’économie a besoin du travail des immigrés. Leur intégration passe par le travail, et les luttes syndicales..
Au plan international, une conférence en France avec Mitterand-Reagan autour de la crise débouche sur une déclaration contre les « dangers terroristes », déjà ! C’est aussi l’époque du retour dans le discours officiel d’un ton atlantiste, ainsi qu’une défense acharnée de l’Europe « des cartels ».

Quelles promesses du PS d’alors sont tenues ?

- Tout d’abord, celles qu’il n’a pas tenues : vis à vis de la classe ouvrière et des pauvres, en légitimant le travail temporaire, les agences d’intérim, en privatisant des entreprises publiques et l’audiovisuel. Il faut aussi se souvenir des propos du ministre Mauroy qui a traité les travailleurs immigrés grévistes à Citroën et Peugeot d’intégristes !
Seule promesse tenue, la carte de 10 ans, qui devient titre unique de séjour et de travail, obtenue après 2 ans de lutte acharnée, en 1984, et qui convient aussi au patronat dans le contexte de l’époque.

Que font les associations de l’immigration et de soutien aux immigrés ?

- Les problèmes ne manquent pas. Les jeunes issus de l’immigration cumulent déjà tous les problèmes des prolétaires, au plus haut degré d’inégalité : école, logement, justice, et la désignation permanente comme délinquants !
Le décret 39, qui interdit aux étrangers toute forme d’association et de participation à la vie politique, est alors toujours en vigueur. On se réunit à la Maison des Travailleurs Immigrés où se trouvent l’Asti (1), la Fasti (2)…Des grèves à motif politique ont déjà lieu, comme la grève de la faim des travailleurs tunisiens contre les lois Marcelin-Fontanet en 1972.

Alors, le mouvement qui provoque la Marche à partir des brutalités policières dans la cité des Minguettes ne tombe pas dans un calme plat ?

- Loin de là. C’est une mobilisation parmi d’autres au sein de l’immigration. Ce qui deviendra la Marche pour l’égalité des droits met des mois à se mettre en place : il faut obtenir des droits égaux (les jeunes des cités ont pour la plupart la nationalité française) en manifestant qu’on est pacifiques, et non pas les délinquants montrés du doigt ; il faut sortir du ghetto que sont les cités pour les jeunes, alors que pour les anciens ce sont les foyers, où se déroulent d’ailleurs des luttes contre le despotisme des gérants (souvent d’anciens militaires !). La Marche représente bien quelque chose de nouveau, puisque les jeunes issus de l’immigration manifestent non pas autour du thème central et unique du travail, mais pour la reconnaissance de tous leurs droits, pour être reconnus comme citoyens. C’est politique. L’objectif est aussi de lutter contre toutes les discriminations : pas d’accès au logement, pas de loisirs (refus en boite de nuit), trop de répression…

Quel sera le principe organisateur de la Marche ?

- Il s’agit de parcourir la France en étant accueilli dans les Mairies et par des collectifs de soutien là où ils existent. Cela dépendra beaucoup des associations locales, des mobilisations militantes. Peu de jeunes Français d’origine participeront à cette initiative, on trouve des jeunes issus de différentes nationalités, des Maghrébins, des Portugais…qui refusent la discrimination institutionnelle dont ils sont victimes. A leurs côtés, peu de militants politiques, surtout des associatifs. Le PCF est quasiment absent ; souvenons-nous que c’est l’époque de la glorieuse offensive au bulldozer contre un foyer à Vitry... A Vaulx-en-Velin, il y a aussi un maire xénophobe, et d’une manière générale, les syndicats n’ont pas soutenu le mouvement.

Selon un article des Indigènes, c’est le premier mouvement politique de l’immigration ?

- Inexact, car il y a d’autres formes de mobilisation politiques dans l’immigration à l’époque. Par exemple, pour défendre les droits des Palestiniens, on est des milliers en manifestation, à côté d’autres luttes dont on a parlé. Par contre, c’est une nouvelle génération qui se mobilise, et à travers les mots-d’ordre, élargit l’objectif de l’égalité comme travailleurs à l’égalité sociale.
On regrette que les mouvements d’extrême-gauche, les marxistes-léninistes, se soient peu investis, peut-être par ouvriérisme. On défend les droits des travailleurs en foyer, on ne comprend pas encore le ras-le-bol de la jeunesse ! Cette absence renvoie aussi à un débat qui se tenait alors entre les militants immigrés et militants politiques français : doit-il ou non y avoir des revendications spécifiques sur l’immigration ? Ce qui impliquait un débat sur l’autonomie du mouvement et des organisations associatives immigrées. Donc, est-ce que les organisations françaises - politiques, syndicales - prennent en considération les questions comme la double peine, l’accès au logement, les questions culturelles d’apprentissage de la langue du pays d’origine, etc.

Quelles revendications du mouvement seront satisfaites ?

- Certaines ne coûtent rien, comme la suppression du décret 39, l’instauration de la carte de 10 ans renouvelable automatiquement.
D’autres mesures ont un coût, comme les 4 millions de subvention versées au CNPF (le patronat de l’époque) lors de la régularisation des travailleurs sans-papiers, alors que ce sont les militants qui font le travail de mise à jour des dossiers et papiers !
Et les flots de subventions aux associations, plutôt à partir des années 1985. Il fallait mettre le prix pour endiguer et récupérer cette première lutte collective et organisée des jeunes issus de l’immigration.

Quels prolongements politiques ?

- Peu, en dehors de la récupération par le PS l’année d’après sous la houlette de SOS Racisme, de l’Unef-ID (3), qui intègrent un certain nombre de militants issus de la Marche. L’influence de la Licra (4) se fait sentir dans les orientations pro-sionistes de SOS.
Sur le plan des quartiers, bien sûr des mobilisations locales continuent contre les crimes racistes, mais au coup par coup ; les collectifs ne sont pas conçus pour durer. Sur un thème comme le droit de vote, les mobilisations s’essoufflent dans les années 1997/98, et la naturalisation d’immigrés est relativement facilitée.
Les luttes pour la régularisation des sans-papiers existent, mais les soutiens sont souvent enlisés dans des tâches administratives de constitution de dossiers pour faciliter le travail des préfectures, et comme les conditions changent sans cesse, toute l’énergie passe là.

Quelles faiblesses vois-tu à ce mouvement de la Marche pour l’égalité ?

- Le mouvement a manqué d’une vision politique plus globale au-delà de l’objectif visé : quelle perspective ensuite ?
L’absence d’autonomie se traduit par le fait qu’aucun des marcheurs de l’époque n’est devenu leader d’un mouvement après la Marche qui ne regroupait pas sur une base durablement collective et organisée. Le gouvernement Rocard a pu arroser de subventions pour récupérer des militants de diverses associations, dont l’AMF (5). Au-delà de la Marche, dans les années 1984, SOS Racisme contribue à développer l’idéologie « vivre avec nos différences », tout ce relativisme culturel qui détourne le combat de ses objectifs. Dévier, corrompre, c’était un enjeu important pour le PS. Et le mouvement a trouvé ses limites en tant que mouvement spontané, sans objectif au-delà de l’événement.
Les jeunes des quartiers constituaient la force principale sur le plan numérique, mais ils n’ont pas compris, et il n’y a pas eu de militants politiques pour leur faire comprendre, la nécessité de devenir la force dirigeante de ce mouvement. Le fonctionnement a certes été démocratique pour l’organisation de la Marche, mais complètement à l’horizontal. Donc la direction de fait est revenue aux plus expérimentés pour résoudre les divergences. Les participants, jeunes, ont aussi subi le discrédit jeté sur l’idée d’organisation dans un parti, largement provoqué par les pratiques de partis comme le PS et le PCF. Ces derniers portent une lourde responsabilité. Quant au combat pour l’égalité des droits, il n’est pas terminé,

 


- (1) ASTI : association de solidarité avec les travailleurs immigrés.
- (2) FASTI : fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés.
- (3) Unef-ID : union nationale des étudiants de France, indépendante et démocratique.
- (4) Licra : ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.
- (5) AMF : association des Marocains en France

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